Martine Fourrépsychologue psychanalysteParis Dakar



Martine Fourrépsychologue psychanalysteParis Dakar

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Penser la psychanalyse, penser avec la psychanalyse 

26 Sep 2023

                    L’exil (1)

L’exil, c’est cette demande d’accueil, demande de partages, demande de vivre en lien avec les autres, demande non entendue dans leur village, leur ville, ou leur pays. Chercher ailleurs inaugure l’exil et cette quête selon deux registres, où la place que se « reconnaît » le sujet dans l’Autre cherche à se dire dans le regard d’un petit autre et des quelques autres aussi ; dans un espace d’interlocution où quoiqu’il se passe tout sera toujours loupé. C’est à ce loupé là que le sujet de l’exil travaille. La complexité de l’exil dans l’expatriation contemporaine tient à l’épreuve de devoir changer de langue pour tous les partages de sa vie quotidienne. Le pays d’accueil confronte l’exilé au manque et à ses effets au décours de repères symboliques pour lui étranges et étrangers. Ça ne colle doublement pas ? Les liens de filiation et d’affiliations - dans les savoirs de sa langue et dans son expression personnelle - ont chacun leur propre logique, et leur propre rapport à ce qui ne peut pas s’y dire. 

Que cherchent tous ceux qui espèrent l’occident ? L’aisance matérielle ? Ou bien autre chose ? Au delà des tragédies des guerres, révolutions, catastrophes climatiques ou autres, l’envie furieuse d’un exil ne s’accrocherait-elle à cet autre discours d’où vient au sujet l’ouverture, un discours porté par les sciences, cette possibilité du mi-Dieu et du non-dit, et la responsabilité de la parole s’y rapportant ? Ce qui, n’est pas sans se déduire de privations, où les enthousiasmes de départ s’effondrent.

 Avec Ken Bugul, autrice sénégalaise de trois romans, nous allons lire combien son désir d’exil en Europe, n’a rien à voir avec une convoitise matérielle tiers-mondiste du Sud vers les richesses du Nord. Au-delà de cette apparence sociologico-politique, cette auteur nous donne à entendre la complexité du désir, qui s’ignore et pousse au départ. Elle l’inscrit clairement dans cette autre dimension transmise par les colons dans son enfance et qu’elle envie, sans vraiment savoir ni quoi ni pourquoi. L’accueil qu’ils lui ont offert à l’école ? Quelque chose comme un besoin de consolation et d’une humanité, que paradoxalement elle va chercher chez ces colonisateurs vécus dans sa langue comme destructeurs des origines, de sa culture, sous un imaginaire de totalitarisme le plus souvent, et de bonne fortune à leur prendre… Tel n’est pas le moindre des paradoxes de l’histoire de la colonisation. Pourquoi tant vouloir venir vivre chez ceux dont on dénonce le mépris, le racisme et l’exploitation dans lesquels ils vous ont tenus et vous tiendraient encore ? Quelle aliénation ? Quelle envie ? Il y a là, chez Ken Bugul déplié, tout le savoir inconscient d’un franchissement attendu, teinté d’un espoir de libération ignorée. Pas sûr que ce qui est entendu dans ce mot « libété » tant chanté par les français, se déplie en Wolof sur le même fil de signifiants, de sens que notre langue véhicule. Les traductions toujours trahissent, peut-être entre ces deux langues encore plus qu’entre d’autres, tant leurs constructions les éloignent. Pourtant cette méprise inaugure le voyage.


26 Sep 2023

               L’exil (2)                           Le Baobab fou - demain       


Ce livre fut écrit en 1983 par Ken Bugul. Ce nom est un pseudonyme, qui reprend une expression sénégalaise.


En Wolof, un nouveau-né dont la mère a fait plusieurs fausses couches est appelé ken bugul : « bébé dont personne ne veut, même pas la mort ».

 Mariètou Mbaye Bileoma, dite Ken Bugul, nous parle dans un premier roman de son exil. En1971, elle a vingt quatre ans. Elle va poursuivre ses études universitaires en Belgique puis en France. 

De sa prime enfance, elle a le souvenir de l’abandon de sa mère à l’âge de cinq ans, et de l’absence de son père muré dans un silence religieux. 

« Ma mère, ah Dieu ! qu’est-ce qui se passe à mon insu ? // Je maudirais toute ma vie ce jour qui avait emporté ma mère, //réduite à cette petite enfant de cinq ans, seule sur le quai d’une gare, alors que le train était parti depuis longtemps. // Le père, qui ne sortais jamais, était sorti faire les prières du départ. // Oh mère ! pourquoi partais-tu ? // J’étais allée voir le père et lui demander à quand mon départ. Maintenant, ce n’était plus pourquoi la mère partait, c’était à quand mon tour ? « Demain », me répondit-il. Mais il n’en fut rien. »

« Demain » voilà une réponse inscrite dans la culture portée par la langue Wolof. Un « demain » qui se révèle enfermant pour une petite fille découvrant des réponses ailleurs, dans cette école des blancs colonisateurs de langue française. Un gouffre sépare les emplois de ce même mot dans les deux langues. 

En Wolof, répondre demain à une demande, c’est vouloir dire « non », et ne pas le dire. Pour ne pas offenser la personne et préserver la cohésion du groupe, la réponse à une demande refusée est « demain ». Au demandeur de comprendre qu’il s’agit d’un « non ». Cet impératif à penser ainsi le monde et les hommes, est inhérent à la langue elle-même. C’est un idéal, mais surtout c’est le signifiant maître autour duquel s’articule les discours, leur imaginaire, et la langue jusque dans sa grammaire ; une nécessité intangible autour de laquelle s’enroule l’existence même des personnes qui préservent leurs vies dans un monde qui forclos le futur comme les différences, pour que rien de l’harmonie voulue dans le groupe ne change, ne bouge. Un monde immuable, qui ne pense pas les frustrations et privations de la séparation, pour se penser comme unification protectrice. 

« Et je ne pouvais rien tirer du père qui conservait un mutisme total ; Père n’était pas le genre disponible pour les situations de ce monde. Père était toujours concentré sur son chapelet. » 

« Demain », me répondit-il. Mais il n’en fut rien. »

Laissée tombée par sa mère brutalement, sans un mot, elle ne trouvera pas de place dans la parole de son père pour se dire autrement que dans cet abandon. Sans interlocuteur à son appel, elle ne trouvera pas de place dans sa famille, dans son village. Seule elle ira dans le monde, en quête d’un espace pour être entendue. Espoir pas si simple.

Le choc avec le français est profond. Dans notre langue répondre « non » à une demande est courant, et l’interlocuteur n’a pas lieu de s’en offenser, il n’a qu’à faire avec… s’ouvre à lui dans la langue un chemin créatif pour les désirs qui lui viendront de ce refus avec cette question : « pourquoi non ? Ai-je fait quelque chose de mal ? Personne ne m’aime ? J’ai besoin d’amour » Mais en Wolof, là encore la chose est particulière. Les mots que l’on traduit par aimer et amour n’arrivent pas dans les filiations, affiliations et relations affectives sur le fond du même imaginaire. Les liens sont plutôt empreints de cette intemporalité qui situe les rapports entre les personnes autrement… dans des rivalités fraternelles, plutôt que dans un travail de la culpabilité et de la honte.

À la rencontre de Ken Bugul, dans cette culture des années 1970 déjà mélangée de la colonisation, pouvons-nous entendre la solitude des contradictions qu’elle va éprouver en allant chercher réponse à sa question « pourquoi mère est-elle partie ? » dans une autre langue dont la fabrique des liens de filiation et des relations affectives est si différente ?  Qui plus est, à devoir y procéder dans une langue, le français, qui fait du « dire que non » un des piliers de la construction psychique de ses individus. En français « demain » est une promesse, sinon une autre date est prise, ou un refus est prononcé. La petite fille alors a-t-elle attendu ? Pensé les siens en faute ? 

Ne pouvons-nous mesurer avec cette lecture le gouffre d’incompréhensions et de violences qui a pu surgir entre colonisés et colonisateurs, les valeurs morales attachées à la structure des réponses à la demande et du temps étant si contradictoires entre l’une et l’autre ? Ce qui est une obligation morale et éthique chez les uns, est pris pour une lâcheté, une fuite, une trahison, une manipulation par les autres. Au delà de l’imaginaire et du réel des effets de rétorsion, de violence, d’humiliation, au delà du racisme, ce sont les langues elles-mêmes qui en leurs fonds se sont jouées des hommes dans cette mauvaise rencontre. 

Plusieurs auteurs contemporains arrivent par d’autres chemins, que celui de mon expatriation, à des avancées convergentes. J’en citerai deux. Le premier Achille Mbembe, le second Georges-Arthur Goldschmidt.

 Achille Mbembe, historien et politologue, rêve d’une langue universelle qui comprendrait des liens, dans lesquels tous les hommes avec et au delà de leurs langues maternelles pourraient se reconnaître en acceptant la méconnaissance comme signe d’humanité et d’appartenance à une même culture… C’est à ma manière, ce que je reprend de Jacques Lacan, dans sa conceptualisation de la naissance du sujet des discours de la science. 

Georges-Arthur Goldschmidt est linguiste et traducteur de Sigmund Freud. Dans une étude comparée entre l’allemand et le français, interrogeant la naissance de la psychanalyse chez Freud, le poids de sa langue maternelle dans cette aventure, et les impossibilité de traduction de ses oeuvres en français, il écrit ceci : « Or, le compréhensible (de toute langue), c’est justement ce « même » qui passe autrement de langue en langue. Sans mots, sans grammaire, sans sonorités ni accents il est cette Grundsprache dont nous parle Freud // ce « fond de langue » qui n’existe pas, et qu’on entend dans toute langue et à travers toutes, propre à chacune. // Le fond de langue « commun » à toutes, c’est « l’humanité » de qui les parle. » Tout du long de ce travail, Georges-Arthur Goldschmidt interroge dans le texte de Freud la vérité qu’il tenait et le tourmentait. Il pensait  la nature des discours allemands des années 30, telle que la guerre était inévitable. Il s’acharna à penser sa langue et l’écrire pour tenter que cette horreur ne surgisse pas. En vain. Georges-Arthur Goldschmidt situe dans ce savoir de Freud sur sa langue la naissance de la psychanalyse.

26 Sep 2023

                                                                           L’exil (3)                        Le Baobab fou - L’ailleurs comme quête d’une place dans les discours du père

                                                                Ken Bugul. Nom d’auteur. Autre nom du Père. Enfant dont personne ne veut, même pas la mort. 

Délogée du giron maternel par le départ de la mère, à coté d’un père absent dans sa religion, elle n’a pas de place auprès de ses parents, ni dans sa famille, rendant compliqué de s’en penser une dans le monde. 

« J’avais la tête sur les cuisses de la mère. Ces cuisses chaudes qui me rappelaient celles de la grand-mère qui m’en voulait parce que j’avais été inscrite à l’école française. Elle me haïssait et elle me regardait comme une souillure, je la dégoûtais. »

Ce « pas de place » est bien sûr marqué d’une sorte d’exclusion des espaces de parenté et de socialisation. Elle pleure les genoux de sa mère. Elle regrette ceux de sa grand-mère. Elle languit de son père absent, bien que présent dans la maison familiale. De quelle absence veut-elle nous parler ? Quelle place ne se trouvait-elle pas auprès d’eux, pour aller la chercher ailleurs ?

Ce n’est pas tant l’absence d’une mère qu’elle pleure, que l’absence de ses soins, de ses réponses aux besoins de son corps bébé. Elle est sans mots pour dire sa privation, ses attentes, quand elle est arrachée à son Autre. Elle se vit : « face à un vide ». 

D’Afrique, j’ai quelques souvenirs de ce moment où un tout-petit, devenant enfant, reçoit de sa maman un refus aux bras qu’il lui tend. Elle ne lui dit rien, simplement elle s’éloigne parce qu’elle ne peut plus accompagner la toute-puissance dont il se nourrissait sur son corps de mère. Ce refus vient prendre en compte sa croissance. Mais le « non » est impossible en Wolof. Alors, son absence révèle l’impensé, de ce qu’il soutien dans d’autres langues comme levier de la séparation symbolique entre la mère et l’enfant. Au Sénégal, quand bébé devient enfant, les choses doivent se passer sans le moindre refus verbalisé, considéré comme une blessure. Détaché du corps de sa maman qui souvent le nourrit encore à un âge avancé, l’enfant est remis au groupe de ses pairs communautaires. Parmi eux, ses pleurs reçoivent la même réponse que depuis sa naissance, mais elle devient celle d’une sœur aînée ou d’un autre adulte : être mis sur le dos, où bercé pour qu’apaisé il s’endorme, et au fil des jours oublie cette consolation, qui disparaît dans la croissance corporelle et les maladresses des uns et des autres. Dans ce monde, la séparation d’avec la mère devenue interdite, est d’abord réelle plutôt que symbolique. Elle est pondérée par les discours d’une morale de groupe et de récits d’une Afrique mythique, qui signifient à l’impétrant celui qu’il a à être dans le village et au-delà, quelle y est sa place dans le monde des hommes; qui surtout ne doit pas se délier. Sur ce chemin imaginaire, les parents et le groupe familial élargi disposent des représentations idéalisées, centrées sur l’homéostasie du groupe, et offerte à l’enfant pour vivre et penser les frustrations de la séparation. Dans le récit de Ken Bugul, il semble qu’entre cette maman et sa fille, la séparation n’ait pu trouver de mots pour s’entendre elle-même dans sa langue maternelle, ni du coté des déchirements de la maman, ni du coté du silence du papa. Cela creusa un « vide »,  qui s’imposa avec la séparation des corps : la mère partit en laissant son enfant, et le père resta sourd aux appel à la parole de sa fille.

Le drame de Ken Bugul se situe là, où le départ de sa mère fait rupture, parce qu’il reste sans mots pour se dire, et qu’elle n’entend pas son papa prendre en considération le vécu qu’elle en a. Elle vit le père, comme incapable d’accueillir sa souffrance de la perte de sa place auprès de sa mère. Mais dans ce vécu, elle n’entend pas cet homme dont la paternité s’inscrit dans sa langue maternelle, comme si elle lui demandait une attitude de papa aimant selon une figure contemporaine occidentale, ce qui dans une acception Wolof n’est tout juste pas audible, ni pensable. En effet, les représentations du père sont différentes dans ces deux cultures, et la fillette enseignée à l’école française se sentant exclue de son groupe familial s’est inscrite dans un imaginaire des papa-pères qui n’est pas celui les traditions villageoises polygames. Les papa n’y sont pas spécialement figurés comme affectueux et tendres. Il n’y sont pas statutairement investis de l’éducation de leurs enfants, et leur amour n’est pas indispensable à leur développement. Ils sont juste les gardiens de la lignée agnatique. Ari Gounongbé les décrit comme des Dieux intouchables. 

Tout ce qui relève des relations affectives et quotidiennes - leur est possible s’ils s’y engagent - mais n’a rien de statutaire. Les affinités de sentiments et de rapports intimes privilégiés ne sont d’ailleurs pas référées à la famille biologique, mais se choisissent dans le groupe communautaire, parents compris, où elles sont mises au travail du discours sur « ce que c’est qu’être un homme ou pas » au moyen de longues palabres moralisatrices dont l’enfant se voit enseigné la place qui est la sienne dans le groupe et dans la lignée de ses ancêtres. Il y apprend aussi les coutumes et sa manière à lui de faire avec ou pas. 

Ken Bugul attend un papa aimant et passeur de la vie sociale et de ses discours. Son papa n’est pas cela. Accroché à ses prières, il est le Père garant de la lignée agnatique de la famille, avec toutes ses épouses et ses enfants.

25 Jun 2023

Totalitarismes et propagande

Lors de la préparation des prochaines Rencontres Internationales d’Espace Analytique, j’échangeais quelques idées avec mon ami Olivier Douville (1). En voici la formulation :

La question du transitivisme dans le lien social actuel est pour moi aujourd’hui cruciale. L’un des plus puissants, mécanismes de la propagande est le renversement du dire dans le miroir en son contraire. Par exemple, nos amis russes décrivent les mouvements de l’information dans leur pays : « l’aviation russe a anéanti Marioupol, non c’est l’aviation de l’Ukraine qui a anéanti sa ville. »

Qu’en est-il de la rencontre des hommes aux prises avec des langues si différentes, quand les uns sont sujets du discours de la science, et les autres  envient les modernités technologiques et médiatiques à partir d’autres discours aux transmissions imaginaires et symboliques différentes, si éloignées de concepts qui ne furent pas pour leurs parents et eux-mêmes le produit de leur culture, mais une effraction soudaine et brutale de notions étrangères venues d’ailleurs… avec aujourd’hui le développement des médias visuels et du numérique qui en rajoutent à cette tyrannie des écarts, accélérateurs tragiques des violences - en Afrique en tous cas pour ce que j’en ai vécu (cf. Sonko/Sall à Dakar)

Je ne voudrais pas que nous manquions de dire combien les régimes totalitaires trouvent leur fond de commerce mortifère, ici et ailleurs, dans ce moment paranoïaque d’accès du sujet au discours de la science (Lacan, dans les ÉCRITS : stade du miroir, agressivité et criminalité), où la vérité se construit dans un miroir de lutte délirante envers l’Autre des discours par la forclusion de son antécédence incontournable, forclusion de la vie et de la mort dans leurs temporalités. Prendre en considération le transitivisme (dire que non pour dire oui) qui se manifeste dans ces rencontres, est la seule possibilité de restituer une présence humaine (par le truchement de l’analyste) dans ces refus du discours de la science, subjectivité de la puissance, de l’humiliation des guerres perdues ou de la colonisation, qui se disent à l’instant de toute acceptation des contraintes et vouloirs qu’il apporte avec ses logiques et son plus de bien être, de santé du corps.


(1) Olivier Douville, https://www.olivierdouvile.comMembre d'Espace Analytique, membre de l'Association Française des Anthropologues, Membre du Laboratoire CRPMS (Centre de Recherches Psychanalyse, médecine et société) http://www.crpms.shc.univ-paris-diderot.fr





15 Jun 2023

Avec Laurent Le Vaguerèse et Marie-José Mondzain,               penser l’homme et l’enfant (1)

Interpellée par vos deux papiers sur Oedipe.org, sous titre de Tragédie, m’est venu de participer à l’échange.

On l’entend bien, en matière de sujet parlant la question est de séparation… d’avec la mère, d’avec le père, puis les frères et sœurs, enfin d’avec la famille, le village, indépendance, liberté ! Sujet de son inconscient et de sa parole. Récits et contes de meurtres non symboliques d’enfants n’y sont donc ni nouveaux, ni rares, comme nous le rappelle Marie-Josée Mondzain.


Quel geste fait cet homme qui veut tuer un enfant ?

Comment le fils se sépare-t-il de l’enfant qu’il est pour devenir adulte, de l’enfant qu’il fut et qu’il porte en lui avec ses souvenirs ? Comment le fils tue-t-il le père comme condition de son usage et reprend-il à son compte sa langue, ses discours, ses habitudes ? 

La chrétienté nous raconte une histoire. Le Christ, comme fils, est sacrifié. En cela, il accepte de détruire en lui l’enfant tout puissant à satisfaire la jouissance de l’Autre, mère ou père, puis il descend de son piédestal pour accéder simplement à être un homme parmi les autres : de toujours déjà mort. Dans ce texte, le mouvement de la naissance du sujet est porté moins par un rituel de meurtre projeté sur des objets, que par une histoire qui passe de parole en parole d’une génération l’autre, comme métaphore à partager pour celui qui effectue le mouvement de sa naissance de sujet au fil des discours des liens de son groupe social. 

Dans l’Islam la métaphore se soutient autrement. Chaque année la limite de l’enfance est rappelée à tous par une histoire et sa mise en scène. Le rituel tue non pas un enfant, mais un animal qui le représente, un mouton. Cette tache est dans toutes les familles musulmanes, dévolue au père. Ainsi tue-t-il l’enfant qu’il porte en lui, en devenant père. Mais le fils reste épargné… Dans cette langue le meurtre symbolique de l’enfant dont tout un fait le deuil en devenant adulte, ce meurtre en passe par cette représentation. Toutefois, tuant le mouton, chaque père ne tue pas le fils. Il épargne avec ce geste son fils… de la castration. Le pas à franchir n’est pourtant pas évité au fils. Il est d’ailleurs aussi marqué par une action réelle : la circoncision, posée sur le corps propre, elle précède, accompagne, véhicule la symbolique des mots. 

Ces différences ne sont pas seulement anthropologiques. Elles ont chacune leur efficace, comme leurs rêves et les idéaux qu’elles véhiculent. Plutôt ces différences des modalités d’expression des liens, leurs représentants et  représentations sont le corps de la langue. Elles sont la langue elle-même, sa grammaire, sa syntaxe, l’imaginaire de ses représentations et de ses pactes. Elles sont ce qui pense et ce par quoi le sujet se pense.

La question aujourd’hui se présente dans notre langue commune : le discours de la science avec ses productions sociales s’est introduit dans toutes les langues à travers nos objets et leurs modalités de fabrication et d’échanges. Comment dans cet espace renouvelé des langues premières se présente, se représente et s’incarne cette séparation de l’homme avec son enfance, son origine au monde, cet enfant qu’il porte en lui et dont il ne peut que faire le deuil avec l’âge, et sa participation aux discours de transmission, de filiation et d’affiliation ? 

À suivre Achille Mbembe, pouvons-nous rêver d’une langue universelle ou d’une universalité des langues succédant aux langues traditionnelles, religieuses, avec le discours de la science et ses productions sociales ? Le malheur de cet homme éperdu d’enfance ne nous en rappelle-t-il pas la nécessaire mise au travail de la question ?


NOTES :

Laurent Levaguerèse, psychanalyste, créateur et animateur du site Oedipe.org depuis 1998, et du Prix Oepide des libraires. https://www.cairn.info/publications-de-Laurent-Le%20Vaguerèse--37960.htm

Marie-José Mondzain, psychanalyste et universitaire, 

Homo spectatorBayard, 2007  (ISBN 978-2-227-47728-5)Qu’est-ce que tu vois ?Gallimard, 2008  (ISBN 978-2-07051092-4)Images (à suivre) : de la poursuite au cinéma et ailleursBayard, 2011  (ISBN 978-2-227-48300-2)Confiscation : des mots, des images et du temps, Paris, Les Liens qui libèrent, 2017, 224 p.(ISBN 979-10-209-0469-0)K comme Kolonie, Kafka et la décolonisation de l'imaginaire, La Fabrique, 2020, 241 p. (ISBN 978-235872-193-6)


9 Jun 2023

Les chansons francaises

Mon intérêt pour la Pop Culture n’est pas récent. N’a-t-il pas toujours été ? En 2012, je ne peux conclure mon livre La folie de vivre (EFEditions Paris,  SPFMD Dakar) sans l’art que la chanson française offre à ses contemporains en leur donnant, sans le savoir, bien plus que des mélodies à fredonner : des espaces d’identifications et de symbolisations utiles pour simplement vivre. La chanson française est plus qu’une tradition. Elle est si vivante dans ses traditions de transmission, qu’elle dit bien la fonction que ces artistes occupent. Avec eux, il y a de l’Autre à disposition du penser, riche de ce qu’il n’a pas, la gloire n’est rien, riche de son humanité présente et impalpable, nécessaire à dire, autant qu’impossible à enfermer dans le moindre mot.

Alors chantons !

J’écrivais pour présenter Edith Piaf, Florent Pagny, et Serge Lama :

« Notre mémoire collective est traversée de monstres - personnages surdoués, hors du commun tellement ils sont talentueux. Tout leur serait possible d'un simple clignement d'yeux ? En l'instant, d'une simple note de musique ? Sans limite, ni dans le bonheur, ni dans l'abjection. Telle est l'admiration, que dis-je, la quasi dévotion populaire. Ils sont l'époque qu'ils représentent, ses côtés sombres et ses idéaux. Edith Piaf est l'un d'entre eux. Qui est-elle au fond ?

Je ne saurais dire pourquoi le public s'attache à ces personnages, pourquoi il écoute leurs musiques - ce qui porte leurs mots plus loin que leurs paroles - pourquoi il les aime. Une bonne publicité n'y suffit pas. Dans les pas de Freud et de Lacan, j'émettrai cette lecture que peut-être vous voudrez bien partager avec moi. Ces figures de l'humanité incarnent-elles ce lieu invisible d'où nous venons tous, ce Réel de l'Autre, cet Autre Réel, cette jouissance de toujours déjà perdue puisque nous sommes des êtres de langage, et qui pourtant nous est si essentielle ? Ces figures ne rassemblent-elles pas ces vieux souvenirs bouche bée, ces sons oubliés qui ne voulaient rien dire, toujours là, toujours identiques à eux-mêmes, imprégnés dans le corps, parasites plus ou moins efficients, là sous nos yeux, dans nos oreilles, sur les pores de la peau, inlassables reproductions de la jouissance d'un Autre que la plupart laissent passer aux oubliettes des mots, et dans laquelle certains s'enferment à en mourir, illustrant chansons après chansons l'impossible séparation d'une présence jamais là, ou bien la mélancolie éternelle d'un sens des choses toujours relancé. On ne peut se séparer en effet, de quelque chose que l'on n'a jamais eu, de quelqu'un que l'on n'a jamais connu ; comme l'on ne peut être apaisé d'un sens envahissant qui, de souvenirs reconstruits, vous colle à la vie. » 




7 Jun 2023

DALIDA SUR LE DIVAN, par Joseph Agostini - Ed Envolume, 2017

Une belle rencontre ce livre. Il nous présente la vie de Dalida au fil de sa mélancolie. Cette noirceur permanente des jours est un thème assez rare dans la littérature analytique. Rare, mais pas absent. Souvent il est là sous d’autres modes : dépression, stress, burn out. Effectivement, quand la tristesse vous plombe, on ne pense jamais d’emblée à une tristesse comme trait de caractère. On la voit passagère. On la combat avec l’idée encrée dans le corps et la langue, que ça passera.

Avec Dalida, Joseph Agostini déplie la dynamique qui confronte le mélancolique au gouffre de néant d’où il s’arrache à vouloir exister… et être pourtant dans une existence impossible, une existence qui lui échappe dès qu’il y advient. Dilemme : rester dans le cocon maternel identifié à l’homme idéal dont sa mère rêve à l’instar de l’homme-papa, qui n’arrive pas et dont elle n’arrive pas à se satisfaire…

Comme je le remarque pour Johnny et Jimi, le père de Dalida est « cause » de son tourment. Causer : entre provoquer et parler.

« Il y avait le Pietro (papa de Dalida) musicien qu’elle suivait à l’Opéra Cairote, qui répétait Parsifal devant ses yeux émerveillés ; et il y avait le Pietro violent, insultant, rendu fou par ses années de détention, qui terrorisait les enfants du quartier. » 

Son ambivalence entre l’aimer et le hair, se soumettre à sa violence ou la combattre en rivalité de paternité, la confronta au désir de sa mort, d’être débarrassée de celui dont la présence était invivable pour tous : elle, sa mère, ses frères et sœurs. Entretint-elle en silence le secret désir de prendre sa place, la place symbolique de Père qu’il n’avait pu occuper, que nul n’avait pu lui reconnaître à son retour des camps de travail nazis. Torturé, humilié, détruit.

Quoiqu’il en soit, les enfants en mal de Père restent dans le vide d’une parole d’un papa qui ait pu la leur donner, qu’ils aient pu accepter, une parole authentifiant leur vécu d’enfant dans le désir maternel, paternel, parental, une parole désirante d’une paternité humaine qui leur offre style et discours d’où la vie se révèle comme possible.

 « La mort prématurée de Pietro a empêché sa fille de « faire la paix » avec son image. Il y eut, entre Iolanda et Pietro, la persistance d’un non-dit, d’une amertume. Il y eut quelque chose qui n’en finit pas de s’écrire, comme un constat d’échec, une tentative toujours vaine d’apaisement avec soi-même. La dimension de l’après-coup fut ici décisive. En connaissant un succès international, Dalida s’était inconsciemment inscrite en rivalité avec ce père défunt. Lui, le violoniste, a été dépassé par sa fille, la chanteuse adulée dans le monde entier. La haine envers le père a été vécue sous le sceau de la culpabilité, surtout quand cette dernière a été décuplée par la gloire, avec ses inévitables retombées narcissiques. La conjugaison de la violence du père, de sa mort prématurée et du triomphe artistique de sa fille fit le lit d’un processus mélancolique. »

Allez vite lire ce livre. D’abord vous passerez un bon moment. Ensuite vous mesurez combien les figures des idéaux sociaux, nous sont à la fois indispensables et à la fois encombrantes… tels des figures idéales de l’Autre et de nous-mêmes que nous traversons avant de nous rencontrer et de nous accepter dans le regard des autres… 


6 Jun 2023

Vient de paraître Madame Vertigo, ed. Odile Jacob, 2023

Voilà le dernier livre écrit par Danièle Brun au fil de la maladie qui l’a emportée.

Elle y raconte presque au jour le jour ses échanges avec ses médecins, et comment elle travaille à en penser les difficultés, les conflits surgissant quand l’un d’eux prend mal les initiatives du patient qui lui parle, ce patient qui lui rappelle à cette autre dimension du vivant : la parole, la pensée, le ressenti, l’affect, l’identité même de soi.

Elle présente une médecine devenue de plus en plus précise, d’examens IRM ou scanners, en d’analyses de sang et prélèvements divers. Avec cette volonté très humaine de prolonger la vie, elle s’est paradoxalement déshumanisée, les contingences économiques en rajoutant sur ce mouvement où le temps est compté.

La présence de l’analyste m’a toujours semblée précieuse à l’analysant, qui vient pour s’accrocher à la vie envers et contre tout, pour sortir des douleurs traumatiques du mal et des soins, qui vient pour inventer sa seconde vie, celle qui, après une ALD (affection de longue durée), ne sera jamais comme la première. Affection : n’est-ce pas un joli terme au sens trouble, pour dire oh combien la maladie nous affectionne, nous aime tout particulièrement ?

Je ne sais si ce qui se travaille dans ce lien, nouvelles sensations et possibilités restreintes, pourrait ou devrait se travailler avec les médecins. Mais je sais, par expérience, que notre corps, notre psychisme ont besoin de temps pour mettre dans la case des souvenirs, ce que l’attachement malencontreux à la douleur fait subir au sujet de répétition de la jouissance du mal qu’il faut pourtant bien apprivoiser. La peur d’avoir encore mal, la peur que cela s’empire, épier le moindre signe, puis oublier ce corps omniprésent parce que cela va… et alors il vous rappelle à l’ordre, il rechute, et redevient douleurs…

L’inconscient est aussi de la partie dans une longue maladie, justement parce qu’il touche le corps de choses que vous n’avez jamais pensées, pour lesquelles vous n’avez jamais eu de mots, pas même la moindre idée. Alors ces douleurs sans mots, vous mettez du temps et un vrai travail psychique, pour vous les approprier, pour que ce temps de la maladie, si vous n’en mourrez pas, puisse aussi vous appartenir. 

Alors, comme Danièle Brun se laisse parler avec Madame Vertigo, Baudelaire lui poétise avec toute l’ambiguïté des mots qu’effectivement guérir, c’est avoir aimé ses douleurs et avoir pu les oublier, c’est alors les garder comme souvenirs et non comme objet persécuteur ou aliment de mélancolisation.

Il est souvent aussi difficile de combattre la maladie que de la laisser partir. Ce que Baudelaire disait des douleurs affectives, pourrait-il aussi évoquer notre rapport à nos maladies physiques ? L’on voit bien à cet endroit que la chose est aussi complexe pour les patients que pour leurs médecins, car ils ne peuvent oublier qu’il n’est pas de corps sans les mots dont il est parlé et parle.


 Recueillement

Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille.
Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici :
Une atmosphère obscure enveloppe la ville,
Aux uns portant la paix, aux autres le souci.

Pendant que des mortels la multitude vile,
Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci,
Va cueillir des remords dans la fête servile,
Ma douleur, donne-moi la main ; viens par ici,

Loin d'eux. Vois se pencher les défuntes Années,
Sur les balcons du ciel, en robes surannées ;
Surgir du fond des eaux le Regret souriant ;

Le Soleil moribond s'endormir sous une arche,
Et, comme un long linceul traînant à l'Orient,
Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche.

Baudelaire, Les fleurs du mal

13 Feb 2023
humour freudien
humour freudien

Le transitivisme et l’Autre dans le transfert (1)

Histoire d’une conceptualisation loupée

Lacan a insisté tout son enseignement pour revenir sur la théorie des stades utilisée par Freud, puis Piaget et pour comprendre les enfants.

Freud : 0 mois ORAL 18mois - ANAL - 3ans - PHALLIQUE - 7/8 ans - LATENCE - puberté - Piaget : 0 mois - Sensori-moteur - 2ans - préopératoire - 7ans - opératoire concret - 12 ans - formel - 16 ans

Remarquons chez les deux, l’absence de l’adolescence, catégorie des 14 à 18/21 ans - âge de la majorité. 

A remarquons également, que chaque théorie propose ses stades plus ou moins similaires : cognitivistes, sociologiques, psycho-éducatives, neuro-biologiques, éthologiques, …

Lacan pensait que cette lecture ouvrait la porte à une interprétation par trop imaginaire de l’enfance et de sa croissance. En effet, axé autour des acquisitions progressives de l’enfant - « allant devenant adulte » comme le disait Francoise Dolto - ces compréhensions de l’enfance inclinent vers un idéal, un enchérissement phallique, qui ferme la porte au manque nécessaire au désir, donc à la structure du sujet dans ses rapports à l’Autre, au discours et à la langue.

Quand l’imaginaire de ces lectures du réel l’emporte, il y est seulement opéré une découpe du réel qui détermine l’objet ou les objets dans la science choisie comme médium de compréhension. Cette lecture évacue toute question du sujet. Elle aborde seulement le visible des comportements : l’ego, la personne. Personne, cela dit bien ce dont il ressort : personne, c’est-à-dire pas de sujet. La légende d’Ulysse ne raconte-t-elle pas qu’il du sa vie sauve d’avoir dit au Cyclope, dont il venait de crever l’unique œil, qu’il s’appelait Personne, lui faisant ainsi  répondre à ceux qui l’interrogeaient sur cette blessure : « qui t’a fait cela ? … c’est Personne »

Pour recentrer la psychanalyse dans ses devoirs, Lacan a donc déterminé un seul stade : le stade du miroir, comme structure de franchissement, qui s’impose à chaque naissance du sujet. Il le présente comme suit : 

« C’est à toutes les phases génétiques de l’individu, à tous les degrés d’accomplissement humain dans la personne, que nous retrouvons ce moment narcissique dans le sujet, en un avant où il doit assumer une frustration libidinale et un après où il se transcende dans une sublimation normative.

Cette conception nous fait comprendre l’agressivité impliquée dans les effets de toutes les régressions, de tous les avortements, de tous les refus du développement typique dans le sujet, et spécialement sur le plan de la réalisation sexuelle, plus exactement à l’intérieur de chacune des grandes phases que déterminent dans la vie humaine les métamorphoses libidinales dont l’analyse a démontré la fonction majeure : sevrage, œdipe, puberté, maturité, ou maternité, voire climax involutif. »

Cette citation situe le stade du miroir à toutes les phases génétiques de la vie, mais aussi à tous les degrés d’accomplissement humain de sa personne. Ces phases sont inter-dépendantes des métamorphoses libidinales. S’il énumère les premières, sevrage, oedipe, puberté, maturité, maternité, climax involutif, il ne situe pas expressément ce qu’il entend pas « degrés d’accomplissement de sa personne », ce que nous pouvons aisément rapporter aux termes qui dans les discours des liens sociaux déterminent les divers registres et espaces d’affiliation des sujets à la collectivité : bébé, enfants, adolescent, célibataire, travailleurs, professionnel, fonctionnaire, artiste, marié, avec ou sans enfant, sénior, vieux, homme, femme, homosexuel, bi, trans… autant de représentations de l’homme par l’homme dans les discours de la science, lesquelles tracent les mailles d’un « s’en faire sujet » douloureusement incontournable. C’est probablement parce que l’étude de ces passages ne constituera pas le cœur de son  questionnement. 

Comme jeune psychiatre il exerce dans le service d’accueil de la préfecture de police, puis dans divers hôpitaux parisiens. Ces questions le concernent, puisqu’elles ont pour appui le sens social perturbant et perturbé par le sujet qu’il rencontre dans sa pratique. Son intérêt pour les psychoses n’est-il pas ce par quoi il entre tant en psychiatrie, qu’en psychanalyse, puisqu’il y consacre sa thèse. Mais la seconde moitié de sa vie, installé comme psychanalyste et interrogeant toujours son acte, il abandonnera de plus en plus ce champs, pour se rencontrer sur les problématiques de la structure du sujet, telle qu’elle s’éclaire de la cure analytique, et enfin de la transmission de la psychanalyse telle qu’elle prend toute sa dimension de la fin de la cure.  Il laissera ainsi de côté l’élaboration conceptuelle des franchissements du bébé à l’enfant, de l’enfant à l’ado, de l’ado à l’adulte, de l’adulte dans ses diverses modalité d’affiliation au socius, franchissement qui suivent la maturation biologique, en le faisant par la parole passer de la position d’objet, puis d’objet de l’autre, à personne dans l’autre, pour advenir sujet des discours qui le parlent autant qu’il les parle. Ces lectures concernent la psychanalyse avec les enfants, mais aussi toutes les présences d’analystes auprès de ceux qui interpellent un autre social imaginaire, qui pour eux s’avère plus ou moins réel… 

C’est comme si Lacan et ses successeurs normalisés lacaniens avaient évacué cette formalisation. Ce n’est pas tout à fait juste, puisque je vous présente ce travail aujourd’hui, mais il faut rechercher les pistes pour y penser dans les non-dits, les rejets justifiés de l’ego psychologie, et les exclusions radicales et successives qui ont émaillé la vie des Écoles Analytiques, les malentendus autour des psychothérapies, comme à propos d’une vraie psychanalyse à défendre.

Rosine et Robert Lefort rouvrirent ces questions ainsi fermées avec La naissance de L’Autre. 


13 Feb 2023

Le transitivisme et l’Autre dans le transfert (2)

Bébé
Bébé

Miroir et transitivisme : Rosine et Robert Lefort (note 1)

Au moyen d’une lecture minutieuse ils introduisent le lecteur aux effets que peut avoir un vécu d’absence de l’Autre pour l’être parlant. À Parent-de-Rosan, un orphelinat hospitalier des années d’après guerre,  Rosine Lefort recevait deux toutes petites filles, Nadia (13 mois) et Marie-Françoise (30 mois). Chaque jour, elle notait intégralement ce qui s'était passé pendant les séances. Avec La naissance de L’Autre, elle et Robert Lefort nous en offrent le compte rendu minutieux , nous faisant entrer dans le concret et la durée d'une analyse avec un enfant ; mais surtout ils nous proposent, étape après étape, une lecture théorique qui éclaire les faits, les avancées et les butées de la cure. Le résultat est la mise en lumière du rôle de l'analyste comme Autre, de la fonction du miroir, de l'entrée dans le symbolique du langage par l'expérience du manque, manque de l’objet, manque dans les dires. Le désir du sujet infans et sa cause s'y révèlent. On sait beaucoup mieux, après avoir lu ce livre, et son double cheminement, comment un enfant devient ou non un sujet, un petit d’homme au sens contemporain de nos discours. Pour entrée en relation avec ces bébés murés dans l’isolement de leur naissance biologique, Rosine Lefort utilise le média de la nourriture, puisqu’à cet âge infans, manger est au coeur de la vie physique et psychique du tout-petit qui fait appel à l’analyste. Elle met en lumière toute la violence de son offre à ces bébés qui vivent la nourriture comme appartenant à cet Autre inaccessible; et non comme une partie de leur propre corps contenu de manière enveloppante et apaisante en lui. A ce vécu de violence où l’Autre devrait les forcer, l’enfant réagit par des crises d’une violence à la mesure e ce qu’il resent, mais surtout à la mesure de son désespoir face au déchirement qu’il éprouve entre pouvoir et ne pas pouvoir manger, lorsqu’il ressent la faim. Avec Robert Lefort, ils déplient ensemble - sans toujours l’expliciter comme tel - le transitivisme dont l’analyste doit se garder à cet endroit. Il ne doit pas recevoir cette agressivité comme le concernant, mais relevant seulement du double aspect à la fois de la reproduction d’un traumatisme vécu par ces bébés, et aussi de la structure du sujet dans son accès à la parole. En effet, qu’il y ait vécu effractions biologique ou non, cette première séparation met en jeu, comme toutes les autres, à la fois le réel de l’Autre incapable de le combler comme il en ressent le besoin, et à la fois la violence interne ressentie par l’enfant - poussée libidinale, interne de déchirement et d’extraction, de dégagement, et à la fois à la frustration due à l’inadéquation des réponses de l’Autre à ses attentes. Ainsi, Rosine et Robert Lefort nous rapportent les crises de violences et de pleurs de ces bébés écartelés entre leur désir de prendre cette nourriture avec plaisir et l’impossibilité qui est la leur d’y parvenir, écartèlement qui fait tout l’enjeu de la cure, si l’analyste ne se piège pas dans le transitivisme d’une réponse en miroir aux agressions de l’enfant. Ainsi, Rosine doit-elle plusieurs fois descendre apaiser Nadia dans ses espaces quotidiens, tellement celle-ci se trouve envahie pas des rages inextinguibles et destructrices. Au fil des pages l’analyste se dévoile d’une part dans cet accueil plein de tendresse devant le désarroi de ce bébé, mais aussi dans ce qu’elle ne lui épargne pas l’exigence nécessaire au devenir humain à savoir l’exigence d’en passer par l’entrée dans la langue au-delà de ses rages - séparation d’avec l’Autre Réel du nourrisson, ici un Autre mortifère - pour dire et que se tisse le lien humain permettant un apaisement garant de la vie contre la mort, et de l’entrée dans un lien premier ou se constitue la pulsionnelle entrée dans la langue. A cet âge bébé, mais qui sait à d’autres âges aussi, l’analyste n’est-il pas le garant d’un pulsionnel vivant plutôt que mortifère ?

Peu ou pas de numérique chez ces infans ? Nous savons vous et moi, que ce serait une erreur d’y croire. Mais j’ai quand même  deux souvenirs, qui montrent que l’enfant à cet âge précoce n’est pas sans rapport à l’image qui bouge et parle  : 

celui de ma petite fille que sa mère mettait devant les dessins animés quand les smartphones n’existaient pas encore. Elle était captivée par les Télétubies. Les petits personnages de la série ont une posture de bébé à peine marchant. Malhabiles sur leur jambes, il lèvent les bras tendus vers le ciel, dans un appel à peine voilé à ce qu’un adulte les prennent ou dans leurs bras ou par la main. Ainsi, me reste-t-il en souvenir une photo d’elle en grenouillère les mains levées au ciel telle une télétubies, le floqué de trois de ces personnages mains levée sur le ventre de sa gigoteuse.

- J’ai aussi le souvenir de ce jeune enfant, d’une dizaine d’années, qui passait ses jours et nuits sous le regard de la télévision, vous agressait physiquement si vous passiez entre lui et l’écran, si vous vous interposiez entre lui et cet Autre qui semblait être le sien, son corps même. Ce fut à tel point que je ne pus le garder dans le lieu d’accueil au-delà de quelques jours, parce que je ne me sentais pas en capacité de transitiver ce qui le coaptation dans ces image bougeantes, avec lesquelles il semblait avoir appris à parler.

Le mouvement de séparation d’avec l’Autre cette naissance de l’Autre au diapason de son « temps logique d’entrée dans la langue » fait toujours violence au sujet naissant, creusant ainsi le lit d’un transitivisme dépassable ou non. L’enjeu de ce premier temps est celui de l’entrée dans la parole, passage de la lalangue, babil du bébé qui n’a de sens que pour lui, vers le parler. En  chemin des mots sur les besoins vitaux et sur l’image du corps niassent les pulsions primaires, ces sensations passées à une parole qui fait lien entre le sujet et l’Autre dans la langue commune. Le forçage de la mère (expression de Jean Berges et Gabriel Balbo reprise de Lacan) se fait ici à introduire l’infans au pulsionnel. Ce forçage n’est ni plus ni moins que celui de l’obligation de la parole dont nous sommes humains.

(1) Rosine et Robert Lefort, Naissance de l’Autre, Paris Seuil, 2008


13 Feb 2023

Maud Mannoni, d’autres regards, d’autres présences (transitivisme 3)

Maud Mannoni avec Robert Lefort ont fondé en 1973 l’École Expérimentale de Bonneuil. Les enfants de cette institution ne sont plus des tout-petits, ils sont passés à l’enfance. Même si souvent ils ne parlent pas encore, ils connaissent la langue et disposent de moyens de communication avec leurs parents, pas toujours avec les autres du monde, ni pris au-delà de leur la lalangue, babils solitaires, ou des langages complices avec leur Autre. Les particularités de ce qui fait signes, de ce qui fait mal et violence à cet endroit de leurs relations, motivent l’appel ou la demande des parents, de l’enfant aux autres que nous sommes, et au delà à l’Autre Social cette instance imaginaire et symbolique, cette langue de tous, qui structure les liens.

Pour recevoir ces enfants dans notre humanité, Maud Mannoni et ses collègues inventent un lieu de vie qui deviendra un établissement expérimental au niveau administratif. L’équipe accueille des ados ou pré-ados, autistes, psychotiques ou arriérés, situés à part dans leur famille comme en société. L’objectif était de  leur offrir, une possibilité d’échapper à un monde qu’ils ressentent comme hostile, et replié sur lui-même dans une forme de défense contre leurs symptômes. La proposition est celle de lieux en rupture avec ces enfermements dans la folie, de lieux alternatifs, ouverts sur le monde, en ville ou à la campagne, tel qu’en 1948 Fernand Deligny invente La Grande Cordée avec Henri Wallon, puis dans les années 1960 le lieu de vie et d’accueil de Monoblet. Dès 1970, il participera au projet de Bonneuil. Une idée oriente tous ces espaces : concevoir le passage de séparations réelles à la séparation symbolique, créer des espaces de circulations entre les personnes comme carrefour, halte et tremplin à une vie partagée et non recluse.

Cette rupture de temps et d’espace avec les habitudes du jeune accueillis, lorsqu’il peut s’approprier ses effets de séparation symbolique, permet à certains de s’autoriser à d’autres formes de lien avec les adultes, à un autre fonctionnement que celui où tout le monde est égaré avec lui dans des angoisses violentes. Maud Mannoni (1973) explique qu’au-delà du cadre institutionnel qui peut offrir un « lieu de repli », l’essentiel se situe à l’extérieur, dans un « ailleurs », dans des allers et retours entre la famille et les autres, entre l’institution et la ville, les loisirs, l’école et le travail… « À travers cette oscillation d’un lieu à l’autre peut émerger un sujet s’interrogeant sur ce qu’il veut. » Cette situation de rupture multipliant les rencontres au rythme de chaque enfant permet l’émergence d’une parole qui circule, avec et au-delà des éclatements qui produisent les exclusions.

L’école de Bonneuil, considérée comme un lieu d’antipsychiatrie, existe toujours aujourd’hui et continue de représenter un des fondements des séjours de rupture pour des populations en grandes difficultés. Paradoxalement cette démarche après avoir permis l’existence de nombreux Lieux de Vie et d’Accueil, s’est vue renfermée par l’administration dans des normes stérilisantes, et a été utilisée comme modèle des Centres éducatifs renforcés et autres cadre règlementaire de la protection judiciaire de la jeunesse… comme si les matérialités imposées des réalités pouvaient seules faire ouverture au sujet d’une place dans le monde, oubliant que c’est l’art et la manière, le style de les mettre en oeuvre et en fonction, d’ouvrir la structure du désir de cet Autre du Social, qui dans la rencontre fait ouverture ou pas. Les lieux ne sont rien que des carcasses vides, sans les hommes et les femmes qui les font vivre. N’en prenons pour exemple que le titre que Maud Mannoni donna à sa présentation de Bonneuil en 1976 : Un lieu pour vivre : Les enfants de Bonneuil, leurs parents et l'équipe des "soignants" avec des contributions de Robert Lefort, de Roger Gentis et de toute l'équipe de Bonneuil

N’oublions donc jamais, comme le fait trop souvent le discours administratif, que l’enfer est pavé de bonnes intentions, et que le tyran se fait tel, avec la complicité de ses suiveurs,  au nom d’un bien dont il se croit le détenteur garant infaillible, et qu’il impose au monde pour son bien !

13 Mar 2023

Transitivisme et miroir de la personne (4)

Maud Mannoni, dans sa clinique est plus subtile que les happy end pseudo-scientifiques, programmables qui rendent heureux seulement de certaines ambitions de la gestion administrative et politique. Je vais le noter à ma manière, comme autant de leçons que nous avons prises de la clinique de Bonneuil qui laisse du temps au temps, des vides dans les espaces, et des silences entre les mots, des malentendus et des erreurs entre les personnes, des rires dans les larmes. 

Les appels et les demandes faites aux petits groupes sociaux d’accueil et de soins, sont au-delà de l’appel du bébé à ses premiers mots, les mots du pulsionnel. Ils mettent en jeu les formes socialisées des tout premiers liens avec les proches. Il s’y joue l’entrée de l’infans, celui qui ne parle pas encore, dans la dualité apparente de relations immédiates s’intégrant à la langue commune. Dans cette immédiateté, l’infans ne s’est pas encore identifié comme un être unique, séparé de son Autre maternel, distinct de tous les autres. Il n’est pas encore pour lui-même un enfant, d’où sa confusion, son double en miroir avec tous ceux qui l’entourent. Ils sont lui, il est eux un à un. Le transitivisme est le propre de cette première appréhension de soi et du monde. Jean Berges et Gabriel Balbo, avec cette interrogation centrale dans leur travail, en font la présentation suivante :

« Deux sœurs se promènent. L’une tombe et s’étale de tout son long. L’autre, avec un sourire qui découvre les dents et laisse entendre le sifflement que l’on émet dans la douleur, frappe à coups répétés ses dents avec ses doigts. L’adulte lui dit : « Ta sœur est tombée et tes dents te font mal ? » Elle répond : « Mais non bien sûr ! » et elle part en courant. Ce cas est intéressant à double titre. D’abord parce que celle qui est tombée n’a manifesté aucune expression de douleur : elle se relève et se remet à courir comme si de rien n’avait été. C’est sa sœur qui en souffre, et cette souffrance est à noter puisque pour l’exprimer elle se choisit une zone partielle du corps, les dents. (…)

Du côté de la mère : il est non moins d’observation commune qu’à la vue de son enfant en danger de tomber, par exemple, ou qui vient de faire une chute et n’en manifeste rien, elle s’en trouve affectée et n’hésite pas à lui exprimer son affect de douleur, de manière certes démonstrative, mais surtout parfaitement articulée et démontrée dans la parole. Et ce qu’elle éprouve et exprime par là est une certitude parce qu’elle soutient son affect d’un réel. Et c’est bien parce que son affect se soutient d’un réel, que son enfant lui en rend raison à partir de ce qu’elle lui en dit. Le transitivisme n’est pas seulement ce que la mère éprouve et démontre, c’est aussi ce processus qu’elle engage, quand elle s’adresse à son enfant parce qu’elle fait l’hypothèse d’un savoir chez lui, savoir autour duquel son adresse va circuler comme autour d’une poulie, pour lui revenir sous la forme d’une demande, demande qu’elle suppose être celle d’une identification de son enfant au discours qu’elle lui tient. Cette circulation décrit un procès très général qui a rapport à l’accès au symbolique. 

Dans le cas particulier du transitivisme, ce procès passe nécessairement par le corps, puisqu’il est engagé dans un éprouvé qui l’affecte autrement que n’affecterait un sentiment, lequel peut n’être que moral. Le corps est ici ce lieu de recel par lequel le monde prend pour l’enfant forme et consistance. On saisit que cet accès au symbolique que représente l’identification de l’enfant au discours de la mère concerne le corps en tant qu’il n’est pas seulement corps imaginaire mais aussi corps de langage, de signifiants et de lettres. 

Après cet aperçu clinique, par quoi encore se spécifie le transitivisme ? 

Ce transitivisme de la mère vers l’enfant, le transitivisme en général, peuvent être considérés comme un coup de force. En effet, en tenant un discours transitiviste, la mère force l’enfant à s’intégrer au symbolique ; elle l’oblige à tenir compte des affects qu’elle nomme, pour désigner ses éprouvés à lui en référence aux siens propres. Elle le contraint à limiter son activité, ses expériences. Elle le contraint donc à évaluer ce qu’il éprouve, en référence à un masochisme qui n’est rien d’autre que le sien à elle. Le propre de la pensée transitiviste, coup de force elle aussi, est de nier le réel éprouvé de l’autre, mais pour le forcer à éprouver. Celui-ci va éprouver réellement, et dans un effet de miroir, ce qui a été supposé par un autre (la mère notamment), et qu’il doit éprouver. Ce forçage transitiviste anticipe et conditionne celui qui pousse ensuite l’enfant à rentrer bon gré mal gré dans le champ de la parole et du langage, et enfin dans celui du langage écrit. »

Le transitivisme est incontournable dans l’accès de l’infans à sa parole d’enfant. C’est de cette rencontre compliquée et violente avec soi-même dont il est question ici dans l’accès aux affects qui lient la présence affective de l’enfant à son corps via les dires et la présence de son Autre. En effet, la mère non seulement suppose un savoir chez son enfant, comme le remarquent Jean Bergès et Gabriel Balbo, mais surtout ses énoncés sont de structure transitive. A son enfant elle dit : « il a mal à son bras petit Pierre, tu as mal à ton bras ? Ça fait bobo. »  La complexité pour l’enfant se remarque, car elle ne lui dit pas : « j’ai mal à mon bras », pour qu’il le répète. Elle dit : « Petit Pierre a mal à son bras ». Alors petit Pierre commence toujours par lui répondre : « Petit Pierre mal à bras, bobo au bras ». Il n’est pas bien sûr qu’alors ce soit de lui-même qu’il parle… Au reste, pour reprendre un exemple donné par nos deux auteurs, l’enfant donnant un coup à un camarade, dira « il m’a battu », ne distinguant pas au départ lui de l’autre ; et si l’adulte lui dit que ce n’est pas lui, avec plus ou moins de malice, il répondra en l’instant « c’est pas moi, c’est l’autre », commençant ainsi à dégager la catégorie de la personne, l’un et l’autre, même si ce n’est pas encore celle du sujet. 

Il y a là un second forçage de l’Autre, celui de la grammaire et de la logique de la langue. Toute langue s’articule d’une grammaire, d’un vocabulaire, et de l’anthropologie dont elle est le véhicule. Il faut en passer par là pour parler, se situer comme individu, puis comme sujet, pour être entendu et se faire entendre. L’enjeu du lien est l’accès de l’infans à l’enfant qu’il advient avec le dire de ses besoins, puis ses affects et désirs. Ce mouvement s’opère sur le fond des frustrations et des refus. Bien sur les refus de l’Autre, mais aussi les siens propres. C’est d’abord en refusant à sa mère et à son entourage les affects et les envies qu’on lui prête, « non je n’ai pas mal là », entrant ainsi dans la conversation, qu’ensuite il peut dire « j’ai mal ici ». Alors seulement accède-t-il à ce qu’il en est pour lui, et à se demander ce qu’il ressent et ce qu’il veut pour arriver à le dire. Dans ce mouvement certains enfants trouvent plus ou moins, ou pas, d’accueil dans l’Autre parental. Certaines configurations familiales se prêtent plus ou moins à entendre leurs « je », à admettre ce qu’ils éprouvent, donc à leur naissance affective de sujet. Mais aussi, certaines mamans, certains papas sont vécus par leurs enfants comme ne leur laissant pas la possibilité d’accéder à leur propre parole. Alors, ceux-là s’enferment en deçà de ce passage, reculant devant la séparation d’avec leur Autre, en restant collés à des ressentis, ceux de son Autre et des autres confondus avec les siens. Il évite ainsi toute agressivité… insupportable pour lui ou son Autre.< Tel est l’objet de certaines cures, avec un enfant ou un adulte dont nous entendons l’appel ou la demande à ce nouage comme compliqué quant à son accès à ses propres sensations, soit parce qu’il protège sa mère de tout refus de ses paroles, donc de toute séparation, soit parce que lui-même ne peut en supporter l’agressivité, les violences et la solitude qui y sont en jeux. Pour eux, si la question du père n’est pas celle du sujet en ce passage, celle de sa présence comme métaphore du désir de la mère n’en est pas moins, de toujours déjà-là et plus ou moins opérante.


13 Mar 2023

Oui-oui (transitivisme 5)

Il y a des Autres, ou des langues et leurs habitants, dans lesquels la question du sujet ne se pose pas selon les termes que nous connaissons dans les contrées indo-européennes et anglo-saxonnes. Par exemple le Wolof d’Afrique de l’Ouest comprend la personne dans toutes ses variétés, mais les linguistes se déchirent de querelles en querelles pour savoir s’il y a un sujet de l’énonciation dans les conversations communes, ou pas. Le prix Goncourt de Mohamed Mbougar Sarr, en est une belle illustration. Le lecteur occidental y perd au fil des pages tous ses repères de temps, d’espace, et de personnes dont les individuations s’estompent en une poésie de répétitions en boucles, qui n’ont de lumière que dans un appel à l’autre de pouvoir exister comme sujet dans une langue qui ne l’a pas pensé, une langue qui en ses origines a pensé seulement les personnes dans des diversités prédestinées. Pourrions-nous entendre dans ce transitivisme peu ou pas pensé, le complexe de toutes les violences des méprises et des horreurs de la colonisations ?

Il y a des Autres aussi, porteurs de discours fermée, qui n’arrivent pas à ouvrir l’espace de leur parole au sujet. Il arrive que l’enfant l’en protège en n’y accédant pas, en restant au seuil de l’entrée dans la langue commune, comme piégé dans le miroir du regard et des mots qui le regardent. « Tu veux ma photo ? Il m’a traité ! Ta mère c’est  … » et toutes les persécutions, les harcèlements qui surgissent quand un veut exister en se débarrassant d’une violence - celle de la séparation symbolique - qui est la sienne dans un mouvement pulsionnel qui lui vient de l’intérieur de son corps pour établi sa séparation, sa différence d’avec son Autre. Alors, tel les tyrans totalitaires, ils agressent l’autre dont ils se disent agressés… « c’est pas moi, c’est l’autre, c’est lui qui veut, c’est lui qui m’envahit ».

Au coeur du lien social, l’analyste est à sa tâche en ce lieu des liens pas encore symbolisés; ce lieu où le sujet n’a pas encore pu penser sa différence, sa présence comme telle, avec toute la responsabilité de son inconscient, des effets de son désir comme manque d’objet, manque à dire et savoir du et dans le monde. 

J’ai reçu peu de jeunes analysants strictement pris dans ce coinçage de l’entrée de l’enfant comme sujet dans les affects par lesquels se construisent en paroles les liens qui attachent l’enfant à son Autre et à ses proches, son rapport de corps à l’Autre de la langue. J’ai reçu plus souvent des adolescents et préadolescents, probablement parce qu’avant sept ans, les adultes ne s’affolent pas encore de ces bagarres identitaires, l’école assurant une contenance suffisante pour permettre leur dépassement. Mais vous aurez peut-être des exemples d’usages du numérique propre à en éclairer les fonctionnements, car nous voyons bien dans ce mouvement de l’infans à la personne, toute l’importance dans notre culture médiatique et numérique des images qui bougent et parlent, des miroirs qu’elles forment pour que ces enfants parviennent à s’identifier dans leur singularité corporelle et affective. Il n’est pas rare que l’infans s’en face un double spéculaire, un petit compagnon de jeu que lui seul voit. Ces représentations ouvrent à l’infans le truchement d’une représentation de lui-même qui n’étant pas strictement celle de son Autre, quand sa jouissance pulsionnelle le lui laisse loisible, l’ouvre à s’approprier les mots de l’Autre pour se faire sujet de ses propres affects, et se détachant ainsi des affects de son Autre les lui laisser à son compte sans en être envahit. Le double est ici une manière d’avoir vu le problème sans toujours arriver à le résoudre : se voir soi-même sans s’accorder une place dans les paroles de l’Autre parental. 

Oui-Oui, jeune analysant d’une dizaine d’années, était pulsionnellement engoncé dans les affects de son Autre maternel. Il hurlait souvent « j’ai ma mère dans ma tête » ne pouvant se distancier des sentiments d’amour qu’elle faisait peser sur lui, dans des dires où il était sa raison de vivre, son Tout amour … Elle le voulait là présent avec lui, en même temps que son vivre alcoolique et droguée rendait cette vie sans réalités pleine de mensonges du monde et des hommes, fracassée de tourments pour l’enfant qui ne pouvait rien en dire, surtout pas qu’il n’aimait pas Toute sa mère… Malheureusement il eut peu d’accès aux représentations de l’homme par l’homme, tant ses capacités d’élaboration et son propre pulsionnel parasitaient son corps. Il eut donc peu d’accès à ses affects, et ensuite à ses propres sentiments. Seule la famille Simpson, dont il ne manquait aucun épisode, lui permettait de se penser, mais la présence de sa maman les rattrapait tous les deux dans leur malheur commun, et il ne put transitiver pour lui-même les récits de cette famille soudée autour des carences à symboliser la parenté comme la vie sociale, ne pouvant se délester des jouissances qui l’envahissaient et le mettaient dans l’incapacité de penser des liens et d’apprendre… La question s’est posée à nous d’une imprégnation de toxiques in utero. 

« Oui-Oui », c’est ainsi qu’il était avec sa maman, le miroir-soutien de ce qu’elle affichait dans un faux self de mère parfaite, dont elle n’était pas dupe mais qu’elle défendait avec férocité, clamant tout donner à son enfant, renouvelant probablement ainsi la tragédie de sa propre enfance dont elle ne parla jamais… Son fils ne put faire autrement que de continuer à aller lui chercher sa drogue et son alcool tous les soirs, alternant ses séjours en prison et ceux chez sa mère avec la bande de copains. Bien que sachant les discours, il ne put jamais se faire sujet de ces liens, restant en le sachant sans le dire : objet tuteurant la jouissance volontaire de son Autre.


14 Mar 2023

 Filiations et affiliations (transitivisme 6)

Ce sont ces enfants et adolescents là, que j’ai reçus en plus grand nombre. Ils sont perdus dans la violence vécue de cette première vraie épreuve de la vie, celle d’une pulsion non identifiée jusqu’alors, ensuite plus ou moins en sourdine jusqu’à l’adolescence, et qui surgit par effraction dans leur corps sans au départ qu’ils n’y comprennent rien. L’adulte le plus souvent ne leur dit rien, parce qu’aussi il ne peut de structure pas en dire grand chose … allez mettre des mots sur la jouissance sexuelle et sur ce qu’elle vient nouer de toutes les pulsions primaires qui l’ont précédée, et comment elle doit se tresser en sentiments à tous les affects antérieurement installés pour que le sujet y trouve sa parole au défilé des discours du monde.

A ce silence vient s’ajouter la question de la mort, donc celle de la vie, quand en même temps celle de la reproduction sexuée du petit d’homme, dévoile l’interrogation des origines mythiques du sujet, le rapport sexuel en tant que scène primitive… En voilà bien des questions qui déboulonnent toutes  certitudes.

Dernier des stades freudien, c’est l’instant de l’œdipe, ce moment où l’enfant doit se faire sujet dans sa culture des discours de filiation et d’affiliation qui bordent toutes les pulsions comme sexuelles, dans un rapport au manque impossible à combler. Du fait de ma lecture suivant l’entrée du sujet dans la langue puis les discours, lecture qui déplie la présence de l’Autre, passage vers son abstraction en espace symbolique, lecture qui interroge les objets de la transmission voilant le manque pour qu’il s’en dégage l’objet d’un désir, donc du fait de cette lecture, j’ai du reformuler la question œdipienne au delà de la formule freudienne des amours parentales. 

Dans la séance du 30/03/1908, Freud l’interprète comme suit à un petit garçon amené par son père : « Bien avant qu’il ne vînt au monde, déjà j’avais su qu’un petit Hans naîtrait un jour qui aimerait tellement sa mère qu’il serait par suite forcé d’avoir peur de son père et je l’avais annoncé à son père. » 

En effet, cette citation a prêté à querelles dans les années 50/70, parce qu’elle relève de la couleur des sentiments, sentiments bien en jeu dans ce passage œdipien, et que ceux-là variant d’une langue, d’une culture à l’autre, produisent une infinité de figures de filiation et d’affiliation, d’homme de femme ou d’enfant.

Pour l’instant j’en suis arrivée à la formulation suivante, qui ouvre à penser que suivant leurs mots et leurs coutumes, les chemins d’accès à cette humaine condition sont particuliers à chaque culture, parce qu’au delà des apparences socio-anthropologiques ( au sens de l’Institution Imaginaire de la Société de Cornélius Castoriadis), au delà donc de ces imaginaires constructions sociales ils s’articulent dans et à  leurs langues respectives (sur le blog de mon site, le début de mon travail sur la post-décolonisation).

Ainsi j’écrivais en 2013 : « L'oedipe est ce fait universel constitué par l'entrée des êtres de langage un à un dans les discours de leurs langues respectives. La découverte du sexuel y interroge l’entrée de l’enfant (non mature sexuellement) puis de l’adolescent ( vers la maturité sexuelle) dans les discours de filiations et d’affiliations. Les formes de l’accueil dans ces relations n'ont quant à elles rien d'universel. Elles dépendent des représentations imaginaires et symboliques des personnes et des liens, ainsi que de leurs représentants, passeurs de cette rencontre impensée du sujet avec les signifiants de l'histoire, la sienne comme celle de son pays et de son époque. Cette rencontre est d’autant plus improbable que le sujet s’y crée autant que la société se réinvente indéfiniment avec chacun de ses nouveaux membres.»

Nous pouvons ainsi suivre non pas seulement l’imaginaire du deuil des amours infantiles chez l’enfant et l’adolescent, mais surtout la manière dont il fait à la rencontre du sexuel, manière dont il en appelle à un Autre des discours des liens pour y mettre au travail de son inconscient ses amours infantiles, et chez nous entrer dans le discours de la science. Pour s’y faire sujet il s’en approprie et travaille les repères de ce que c’est qu’être un homme ou pas, de l’animisme à la science en passant par toutes les religions, confronté à ’écart entre ce qu’il en comprend, ce qu’il en reprend et ce qu’il veut y advenir sans jamais pouvoir le rattraper sauf aux carrefours de fugaces éclairs. Ainsi peut s’approcher la psychanalyse en deçà de toute demande de cure inscrite dans sa transmission comme pratique avec une demande adulte, mais située au niveau de ses dimensions d’appel au secours, ou de demandes d’objets de consommation et de liens sociaux, la où il s’agit d’y accompagner le sujet à naître comme tel dans les discours contemporains, dont celui de la science affublée de consumérisme qui orientent le monde. Une cure peut-être après pourra venir comme demande. Mais pas nécessairement.

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