Penser la psychanalyse, penser avec la psychanalyse
Le transitivisme et l’Autre dans le transfert (1)
Histoire d’une conceptualisation loupée
Lacan a insisté tout son enseignement pour revenir sur la théorie des stades utilisée par Freud, puis Piaget et pour comprendre les enfants.
Freud : 0 mois ORAL 18mois - ANAL - 3ans - PHALLIQUE - 7/8 ans - LATENCE - puberté - Piaget : 0 mois - Sensori-moteur - 2ans - préopératoire - 7ans - opératoire concret - 12 ans - formel - 16 ans
Remarquons chez les deux, l’absence de l’adolescence, catégorie des 14 à 18/21 ans - âge de la majorité.
A remarquons également, que chaque théorie propose ses stades plus ou moins similaires : cognitivistes, sociologiques, psycho-éducatives, neuro-biologiques, éthologiques, …
Lacan pensait que cette lecture ouvrait la porte à une interprétation par trop imaginaire de l’enfance et de sa croissance. En effet, axé autour des acquisitions progressives de l’enfant - « allant devenant adulte » comme le disait Francoise Dolto - ces compréhensions de l’enfance inclinent vers un idéal, un enchérissement phallique, qui ferme la porte au manque nécessaire au désir, donc à la structure du sujet dans ses rapports à l’Autre, au discours et à la langue.
Quand l’imaginaire de ces lectures du réel l’emporte, il y est seulement opéré une découpe du réel qui détermine l’objet ou les objets dans la science choisie comme médium de compréhension. Cette lecture évacue toute question du sujet. Elle aborde seulement le visible des comportements : l’ego, la personne. Personne, cela dit bien ce dont il ressort : personne, c’est-à-dire pas de sujet. La légende d’Ulysse ne raconte-t-elle pas qu’il du sa vie sauve d’avoir dit au Cyclope, dont il venait de crever l’unique œil, qu’il s’appelait Personne, lui faisant ainsi répondre à ceux qui l’interrogeaient sur cette blessure : « qui t’a fait cela ? … c’est Personne »
Pour recentrer la psychanalyse dans ses devoirs, Lacan a donc déterminé un seul stade : le stade du miroir, comme structure de franchissement, qui s’impose à chaque naissance du sujet. Il le présente comme suit :
« C’est à toutes les phases génétiques de l’individu, à tous les degrés d’accomplissement humain dans la personne, que nous retrouvons ce moment narcissique dans le sujet, en un avant où il doit assumer une frustration libidinale et un après où il se transcende dans une sublimation normative.
Cette conception nous fait comprendre l’agressivité impliquée dans les effets de toutes les régressions, de tous les avortements, de tous les refus du développement typique dans le sujet, et spécialement sur le plan de la réalisation sexuelle, plus exactement à l’intérieur de chacune des grandes phases que déterminent dans la vie humaine les métamorphoses libidinales dont l’analyse a démontré la fonction majeure : sevrage, œdipe, puberté, maturité, ou maternité, voire climax involutif. »
Cette citation situe le stade du miroir à toutes les phases génétiques de la vie, mais aussi à tous les degrés d’accomplissement humain de sa personne. Ces phases sont inter-dépendantes des métamorphoses libidinales. S’il énumère les premières, sevrage, oedipe, puberté, maturité, maternité, climax involutif, il ne situe pas expressément ce qu’il entend pas « degrés d’accomplissement de sa personne », ce que nous pouvons aisément rapporter aux termes qui dans les discours des liens sociaux déterminent les divers registres et espaces d’affiliation des sujets à la collectivité : bébé, enfants, adolescent, célibataire, travailleurs, professionnel, fonctionnaire, artiste, marié, avec ou sans enfant, sénior, vieux, homme, femme, homosexuel, bi, trans… autant de représentations de l’homme par l’homme dans les discours de la science, lesquelles tracent les mailles d’un « s’en faire sujet » douloureusement incontournable. C’est probablement parce que l’étude de ces passages ne constituera pas le cœur de son questionnement.
Comme jeune psychiatre il exerce dans le service d’accueil de la préfecture de police, puis dans divers hôpitaux parisiens. Ces questions le concernent, puisqu’elles ont pour appui le sens social perturbant et perturbé par le sujet qu’il rencontre dans sa pratique. Son intérêt pour les psychoses n’est-il pas ce par quoi il entre tant en psychiatrie, qu’en psychanalyse, puisqu’il y consacre sa thèse. Mais la seconde moitié de sa vie, installé comme psychanalyste et interrogeant toujours son acte, il abandonnera de plus en plus ce champs, pour se rencontrer sur les problématiques de la structure du sujet, telle qu’elle s’éclaire de la cure analytique, et enfin de la transmission de la psychanalyse telle qu’elle prend toute sa dimension de la fin de la cure. Il laissera ainsi de côté l’élaboration conceptuelle des franchissements du bébé à l’enfant, de l’enfant à l’ado, de l’ado à l’adulte, de l’adulte dans ses diverses modalité d’affiliation au socius, franchissement qui suivent la maturation biologique, en le faisant par la parole passer de la position d’objet, puis d’objet de l’autre, à personne dans l’autre, pour advenir sujet des discours qui le parlent autant qu’il les parle. Ces lectures concernent la psychanalyse avec les enfants, mais aussi toutes les présences d’analystes auprès de ceux qui interpellent un autre social imaginaire, qui pour eux s’avère plus ou moins réel…
C’est comme si Lacan et ses successeurs normalisés lacaniens avaient évacuée cette formalisation. Ce n’est pas tout à fait juste, puisque je vous présente ce travail aujourd’hui, mais il faut rechercher les pistes pour y penser dans les non-dits, les rejets justifiés de l’ego psychologie, et les exclusions radicales et successives qui ont émaillé la vie des École Analytiques, les malentendus autour des psychothérapies, comme à propos d’une vraie psychanalyse à défendre.
Rosine et Robert Lefort rouvrirent ces questions ainsi fermées avec La naissance de L’Autre.
Le transitivisme et l’Autre dans le transfert (2)
Miroir et transitivisme : Rosine et Robert Lefort (note 1)
Au moyen d’une lecture minutieuse ils introduisent le lecteur aux effets que peut avoir un vécu d’absence de l’Autre pour l’être parlant. À Parent-de-Rosan, un orphelinat hospitalier des années d’après guerre, Rosine Lefort recevait deux toutes petites filles, Nadia (13 mois) et Marie-Françoise (30 mois). Chaque jour, elle notait intégralement ce qui s'était passé pendant les séances. Avec La naissance de L’Autre, elle et Robert Lefort nous en offrent le compte rendu minutieux , nous faisant entrer dans le concret et la durée d'une analyse avec un enfant ; mais surtout ils nous proposent, étape après étape, une lecture théorique qui éclaire les faits, les avancées et les butées de la cure. Le résultat est la mise en lumière du rôle de l'analyste comme Autre, de la fonction du miroir, de l'entrée dans le symbolique du langage par l'expérience du manque, manque de l’objet, manque dans les dires. Le désir du sujet infans et sa cause s'y révèlent. On sait beaucoup mieux, après avoir lu ce livre, et son double cheminement, comment un enfant devient ou non un sujet, un petit d’homme au sens contemporain de nos discours. Pour entrée en relation avec ces bébés murés dans l’isolement de leur naissance biologique, Rosine Lefort utilise le média de la nourriture, puisqu’à cet âge infans, manger est au coeur de la vie physique et psychique du tout-petit qui fait appel à l’analyste. Elle met en lumière toute la violence de son offre à ces bébés qui vivent la nourriture comme appartenant à cet Autre inaccessible; et non comme une partie de leur propre corps contenu de manière enveloppante et apaisante en lui. A ce vécu de violence où l’Autre devrait les forcer, l’enfant réagit par des crises d’une violence à la mesure e ce qu’il resent, mais surtout à la mesure de son désespoir face au déchirement qu’il éprouve entre pouvoir et ne pas pouvoir manger, lorsqu’il ressent la faim. Avec Robert Lefort, ils déplient ensemble - sans toujours l’expliciter comme tel - le transitivisme dont l’analyste doit se garder à cet endroit. Il ne doit pas recevoir cette agressivité comme le concernant, mais relevant seulement du double aspect à la fois de la reproduction d’un traumatisme vécu par ces bébés, et aussi de la structure du sujet dans son accès à la parole. En effet, qu’il y ait vécu effractions biologique ou non, cette première séparation met en jeu, comme toutes les autres, à la fois le réel de l’Autre incapable de le combler comme il en ressent le besoin, et à la fois la violence interne ressentie par l’enfant - poussée libidinale, interne de déchirement et d’extraction, de dégagement, et à la fois à la frustration due à l’inadéquation des réponses de l’Autre à ses attentes. Ainsi, Rosine et Robert Lefort nous rapportent les crises de violences et de pleurs de ces bébés écartelés entre leur désir de prendre cette nourriture avec plaisir et l’impossibilité qui est la leur d’y parvenir, écartèlement qui fait tout l’enjeu de la cure, si l’analyste ne se piège pas dans le transitivisme d’une réponse en miroir aux agressions de l’enfant. Ainsi, Rosine doit-elle plusieurs fois descendre apaiser Nadia dans ses espaces quotidiens, tellement celle-ci se trouve envahie pas des rages inextinguibles et destructrices. Au fil des pages l’analyste se dévoile d’une part dans cet accueil plein de tendresse devant le désarroi de ce bébé, mais aussi dans ce qu’elle ne lui épargne pas l’exigence nécessaire au devenir humain à savoir l’exigence d’en passer par l’entrée dans la langue au-delà de ses rages - séparation d’avec l’Autre Réel du nourrisson, ici un Autre mortifère - pour dire et que se tisse le lien humain permettant un apaisement garant de la vie contre la mort, et de l’entrée dans un lien premier ou se constitue la pulsionnelle entrée dans la langue. A cet âge bébé, mais qui sait à d’autres âges aussi, l’analyste n’est-il pas le garant d’un pulsionnel vivant plutôt que mortifère ?
Peu ou pas de numérique chez ces infans ? Nous savons vous et moi, que ce serait une erreur d’y croire. Mais j’ai quand même deux souvenirs, qui montrent que l’enfant à cet âge précoce n’est pas sans rapport à l’image qui bouge et parle :
- celui de ma petite fille que sa mère mettait devant les dessins animés quand les smartphones n’existaient pas encore. Elle était captivée par les Télétubies. Les petits personnages de la série ont une posture de bébé à peine marchant. Malhabiles sur leur jambes, il lèvent les bras tendus vers le ciel, dans un appel à peine voilé à ce qu’un adulte les prennent ou dans leurs bras ou par la main. Ainsi, me reste-t-il en souvenir une photo d’elle en grenouillère les mains levées au ciel telle une télétubies, le floqué de trois de ces personnages mains levée sur le ventre de sa gigoteuse.
- J’ai aussi le souvenir de ce jeune enfant, d’une dizaine d’années, qui passait ses jours et nuits sous le regard de la télévision, vous agressait physiquement si vous passiez entre lui et l’écran, si vous vous interposiez entre lui et cet Autre qui semblait être le sien, son corps même. Ce fut à tel point que je ne pus le garder dans le lieu d’accueil au-delà de quelques jours, parce que je ne me sentais pas en capacité de transitiver ce qui le coaptation dans ces image bougeantes, avec lesquelles il semblait avoir appris à parler.
Le mouvement de séparation d’avec l’Autre cette naissance de l’Autre au diapason de son « temps logique d’entrée dans la langue » fait toujours violence au sujet naissant, creusant ainsi le lit d’un transitivisme dépassable ou non. L’enjeu de ce premier temps est celui de l’entrée dans la parole, passage de la lalangue, babil du bébé qui n’a de sens que pour lui, vers le parler. En chemin des mots sur les besoins vitaux et sur l’image du corps niassent les pulsions primaires, ces sensations passées à une parole qui fait lien entre le sujet et l’Autre dans la langue commune. Le forçage de la mère (expression de Jean Berges et Gabriel Balbo reprise de Lacan) se fait ici à introduire l’infans au pulsionnel. Ce forçage n’est ni plus ni moins que celui de l’obligation de la parole dont nous sommes humains.
(1) Rosine et Robert Lefort, Naissance de l’Autre, Paris Seuil, 2008
Maud Mannoni, d’autres regards, d’autres présences (transitivisme 3)
Maud Mannoni avec Robert Lefort ont fondé en 1973 l’École Expérimentale de Bonneuil. Les enfants de cette institution ne sont plus des tout-petits, ils sont passés à l’enfance. Même si souvent ils ne parlent pas encore, ils connaissent la langue et disposent de moyens de communication avec leurs parents, pas toujours avec les autres du monde, ni pris au-delà de leur la lalangue, babils solitaires, ou des langages complices avec leur Autre. Les particularités de ce qui fait signes, de ce qui fait mal et violence à cet endroit de leurs relations, motivent l’appel ou la demande des parents, de l’enfant aux autres que nous sommes, et au delà à l’Autre Social cette instance imaginaire et symbolique, cette langue de tous, qui structure les liens.
Pour recevoir ces enfants dans notre humanité, Maud Mannoni et ses collègues inventent un lieu de vie qui deviendra un établissement expérimental au niveau administratif. L’équipe accueille des ados ou pré-ados, autistes, psychotiques ou arriérés, situés à part dans leur famille comme en société. L’objectif était de leur offrir, une possibilité d’échapper à un monde qu’ils ressentent comme hostile, et replié sur lui-même dans une forme de défense contre leurs symptômes. La proposition est celle de lieux en rupture avec ces enfermements dans la folie, de lieux alternatifs, ouverts sur le monde, en ville ou à la campagne, tel qu’en 1948 Fernand Deligny invente La Grande Cordée avec Henri Wallon, puis dans les années 1960 le lieu de vie et d’accueil de Monoblet. Dès 1970, il participera au projet de Bonneuil. Une idée oriente tous ces espaces : concevoir le passage de séparations réelles à la séparation symbolique, créer des espaces de circulations entre les personnes comme carrefour, halte et tremplin à une vie partagée et non recluse.
Cette rupture de temps et d’espace avec les habitudes du jeune accueillis, lorsqu’il peut s’approprier ses effets de séparation symbolique, permet à certains de s’autoriser à d’autres formes de lien avec les adultes, à un autre fonctionnement que celui où tout le monde est égaré avec lui dans des angoisses violentes. Maud Mannoni (1973) explique qu’au-delà du cadre institutionnel qui peut offrir un « lieu de repli », l’essentiel se situe à l’extérieur, dans un « ailleurs », dans des allers et retours entre la famille et les autres, entre l’institution et la ville, les loisirs, l’école et le travail… « À travers cette oscillation d’un lieu à l’autre peut émerger un sujet s’interrogeant sur ce qu’il veut. » Cette situation de rupture multipliant les rencontres au rythme de chaque enfant permet l’émergence d’une parole qui circule, avec et au-delà des éclatements qui produisent les exclusions.
L’école de Bonneuil, considérée comme un lieu d’antipsychiatrie, existe toujours aujourd’hui et continue de représenter un des fondements des séjours de rupture pour des populations en grandes difficultés. Paradoxalement cette démarche après avoir permis l’existence de nombreux Lieux de Vie et d’Accueil, s’est vue renfermée par l’administration dans des normes stérilisantes, et a été utilisée comme modèle des Centres éducatifs renforcés et autres cadre règlementaire de la protection judiciaire de la jeunesse… comme si les matérialités imposées des réalités pouvaient seules faire ouverture au sujet d’une place dans le monde, oubliant que c’est l’art et la manière, le style de les mettre en oeuvre et en fonction, d’ouvrir la structure du désir de cet Autre du Social, qui dans la rencontre fait ouverture ou pas. Les lieux ne sont rien que des carcasses vides, sans les hommes et les femmes qui les font vivre. N’en prenons pour exemple que le titre que Maud Mannoni donna à sa présentation de Bonneuil en 1976 : Un lieu pour vivre : Les enfants de Bonneuil, leurs parents et l'équipe des "soignants" avec des contributions de Robert Lefort, de Roger Gentis et de toute l'équipe de Bonneuil
N’oublions donc jamais, comme le fait trop souvent le discours administratif, que l’enfer est pavé de bonnes intentions, et que le tyran se fait tel, avec la complicité de ses suiveurs, au nom d’un bien dont il se croit le détenteur garant infaillible, et qu’il impose au monde pour son bien !
Transitivisme et miroir de la personne (4)
Maud Mannoni, dans sa clinique est plus subtile que les happy end pseudo-scientifiques, programmables qui rendent heureux seulement de certaines ambitions de la gestion administrative et politique. Je vais le noter à ma manière, comme autant de leçons que nous avons prises de la clinique de Bonneuil qui laisse du temps au temps, des vides dans les espaces, et des silences entre les mots, des malentendus et des erreurs entre les personnes, des rires dans les larmes.
Les appels et les demandes faites aux petits groupes sociaux d’accueil et de soins, sont au-delà de l’appel du bébé à ses premiers mots, les mots du pulsionnel. Ils mettent en jeu les formes socialisées des tout premiers liens avec les proches. Il s’y joue l’entrée de l’infans, celui qui ne parle pas encore, dans la dualité apparente de relations immédiates s’intégrant à la langue commune. Dans cette immédiateté, l’infans ne s’est pas encore identifié comme un être unique, séparé de son Autre maternel, distinct de tous les autres. Il n’est pas encore pour lui-même un enfant, d’où sa confusion, son double en miroir avec tous ceux qui l’entourent. Ils sont lui, il est eux un à un. Le transitivisme est le propre de cette première appréhension de soi et du monde. Jean Berges et Gabriel Balbo, avec cette interrogation centrale dans leur travail, en font la présentation suivante :
« Deux sœurs se promènent. L’une tombe et s’étale de tout son long. L’autre, avec un sourire qui découvre les dents et laisse entendre le sifflement que l’on émet dans la douleur, frappe à coups répétés ses dents avec ses doigts. L’adulte lui dit : « Ta sœur est tombée et tes dents te font mal ? » Elle répond : « Mais non bien sûr ! » et elle part en courant. Ce cas est intéressant à double titre. D’abord parce que celle qui est tombée n’a manifesté aucune expression de douleur : elle se relève et se remet à courir comme si de rien n’avait été. C’est sa sœur qui en souffre, et cette souffrance est à noter puisque pour l’exprimer elle se choisit une zone partielle du corps, les dents. (…)
Du côté de la mère : il est non moins d’observation commune qu’à la vue de son enfant en danger de tomber, par exemple, ou qui vient de faire une chute et n’en manifeste rien, elle s’en trouve affectée et n’hésite pas à lui exprimer son affect de douleur, de manière certes démonstrative, mais surtout parfaitement articulée et démontrée dans la parole. Et ce qu’elle éprouve et exprime par là est une certitude parce qu’elle soutient son affect d’un réel. Et c’est bien parce que son affect se soutient d’un réel, que son enfant lui en rend raison à partir de ce qu’elle lui en dit. Le transitivisme n’est pas seulement ce que la mère éprouve et démontre, c’est aussi ce processus qu’elle engage, quand elle s’adresse à son enfant parce qu’elle fait l’hypothèse d’un savoir chez lui, savoir autour duquel son adresse va circuler comme autour d’une poulie, pour lui revenir sous la forme d’une demande, demande qu’elle suppose être celle d’une identification de son enfant au discours qu’elle lui tient. Cette circulation décrit un procès très général qui a rapport à l’accès au symbolique.
Dans le cas particulier du transitivisme, ce procès passe nécessairement par le corps, puisqu’il est engagé dans un éprouvé qui l’affecte autrement que n’affecterait un sentiment, lequel peut n’être que moral. Le corps est ici ce lieu de recel par lequel le monde prend pour l’enfant forme et consistance. On saisit que cet accès au symbolique que représente l’identification de l’enfant au discours de la mère concerne le corps en tant qu’il n’est pas seulement corps imaginaire mais aussi corps de langage, de signifiants et de lettres.
Après cet aperçu clinique, par quoi encore se spécifie le transitivisme ?
Ce transitivisme de la mère vers l’enfant, le transitivisme en général, peuvent être considérés comme un coup de force. En effet, en tenant un discours transitiviste, la mère force l’enfant à s’intégrer au symbolique ; elle l’oblige à tenir compte des affects qu’elle nomme, pour désigner ses éprouvés à lui en référence aux siens propres. Elle le contraint à limiter son activité, ses expériences. Elle le contraint donc à évaluer ce qu’il éprouve, en référence à un masochisme qui n’est rien d’autre que le sien à elle. Le propre de la pensée transitiviste, coup de force elle aussi, est de nier le réel éprouvé de l’autre, mais pour le forcer à éprouver. Celui-ci va éprouver réellement, et dans un effet de miroir, ce qui a été supposé par un autre (la mère notamment), et qu’il doit éprouver. Ce forçage transitiviste anticipe et conditionne celui qui pousse ensuite l’enfant à rentrer bon gré mal gré dans le champ de la parole et du langage, et enfin dans celui du langage écrit. »
Le transitivisme est incontournable dans l’accès de l’infans à sa parole d’enfant. C’est de cette rencontre compliquée et violente avec soi-même dont il est question ici dans l’accès aux affects qui lient la présence affective de l’enfant à son corps via les dires et la présence de son Autre. En effet, la mère non seulement suppose un savoir chez son enfant, comme le remarquent Jean Bergès et Gabriel Balbo, mais surtout ses énoncés sont de structure transitive. A son enfant elle dit : « il a mal à son bras petit Pierre, tu as mal à ton bras ? Ça fait bobo. » La complexité pour l’enfant se remarque, car elle ne lui dit pas : « j’ai mal à mon bras », pour qu’il le répète. Elle dit : « Petit Pierre a mal à son bras ». Alors petit Pierre commence toujours par lui répondre : « Petit Pierre mal à bras, bobo au bras ». Il n’est pas bien sûr qu’alors ce soit de lui-même qu’il parle… Au reste, pour reprendre un exemple donné par nos deux auteurs, l’enfant donnant un coup à un camarade, dira « il m’a battu », ne distinguant pas au départ lui de l’autre ; et si l’adulte lui dit que ce n’est pas lui, avec plus ou moins de malice, il répondra en l’instant « c’est pas moi, c’est l’autre », commençant ainsi à dégager la catégorie de la personne, l’un et l’autre, même si ce n’est pas encore celle du sujet.
Il y a là un second forçage de l’Autre, celui de la grammaire et de la logique de la langue. Toute langue s’articule d’une grammaire, d’un vocabulaire, et de l’anthropologie dont elle est le véhicule. Il faut en passer par là pour parler, se situer comme individu, puis comme sujet, pour être entendu et se faire entendre. L’enjeu du lien est l’accès de l’infans à l’enfant qu’il advient avec le dire de ses besoins, puis ses affects et désirs. Ce mouvement s’opère sur le fond des frustrations et des refus. Bien sur les refus de l’Autre, mais aussi les siens propres. C’est d’abord en refusant à sa mère et à son entourage les affects et les envies qu’on lui prête, « non je n’ai pas mal là », entrant ainsi dans la conversation, qu’ensuite il peut dire « j’ai mal ici ». Alors seulement accède-t-il à ce qu’il en est pour lui, et à se demander ce qu’il ressent et ce qu’il veut pour arriver à le dire. Dans ce mouvement certains enfants trouvent plus ou moins, ou pas, d’accueil dans l’Autre parental. Certaines configurations familiales se prêtent plus ou moins à entendre leurs « je », à admettre ce qu’ils éprouvent, donc à leur naissance affective de sujet. Mais aussi, certaines mamans, certains papas sont vécus par leurs enfants comme ne leur laissant pas la possibilité d’accéder à leur propre parole. Alors, ceux-là s’enferment en deçà de ce passage, reculant devant la séparation d’avec leur Autre, en restant collés à des ressentis, ceux de son Autre et des autres confondus avec les siens. Il évite ainsi toute agressivité… insupportable pour lui ou son Autre.< Tel est l’objet de certaines cures, avec un enfant ou un adulte dont nous entendons l’appel ou la demande à ce nouage comme compliqué quant à son accès à ses propres sensations, soit parce qu’il protège sa mère de tout refus de ses paroles, donc de toute séparation, soit parce que lui-même ne peut en supporter l’agressivité, les violences et la solitude qui y sont en jeux. Pour eux, si la question du père n’est pas celle du sujet en ce passage, celle de sa présence comme métaphore du désir de la mère n’en est pas moins, de toujours déjà-là et plus ou moins opérante.
Oui-oui (transitivisme 5)
Il y a des Autres, ou des langues et leurs habitants, dans lesquels la question du sujet ne se pose pas selon les termes que nous connaissons dans les contrées indo-européennes et anglo-saxonnes. Par exemple le Wolof d’Afrique de l’Ouest comprend la personne dans toutes ses variétés, mais les linguistes se déchirent de querelles en querelles pour savoir s’il y a un sujet de l’énonciation dans les conversations communes, ou pas. Le prix Goncourt de Mohamed Mbougar Sarr, en est une belle illustration. Le lecteur occidental y perd au fil des pages tous ses repères de temps, d’espace, et de personnes dont les individuations s’estompent en une poésie de répétitions en boucles, qui n’ont de lumière que dans un appel à l’autre de pouvoir exister comme sujet dans une langue qui ne l’a pas pensé, une langue qui en ses origines a pensé seulement les personnes dans des diversités prédestinées. Pourrions-nous entendre dans ce transitivisme peu ou pas pensé, le complexe de toutes les violences des méprises et des horreurs de la colonisations ?
Il y a des Autres aussi, porteurs de discours fermée, qui n’arrivent pas à ouvrir l’espace de leur parole au sujet. Il arrive que l’enfant l’en protège en n’y accédant pas, en restant au seuil de l’entrée dans la langue commune, comme piégé dans le miroir du regard et des mots qui le regardent. « Tu veux ma photo ? Il m’a traité ! Ta mère c’est … » et toutes les persécutions, les harcèlements qui surgissent quand un veut exister en se débarrassant d’une violence - celle de la séparation symbolique - qui est la sienne dans un mouvement pulsionnel qui lui vient de l’intérieur de son corps pour établi sa séparation, sa différence d’avec son Autre. Alors, tel les tyrans totalitaires, ils agressent l’autre dont ils se disent agressés… « c’est pas moi, c’est l’autre, c’est lui qui veut, c’est lui qui m’envahit ».
Au coeur du lien social, l’analyste est à sa tâche en ce lieu des liens pas encore symbolisés; ce lieu où le sujet n’a pas encore pu penser sa différence, sa présence comme telle, avec toute la responsabilité de son inconscient, des effets de son désir comme manque d’objet, manque à dire et savoir du et dans le monde.
J’ai reçu peu de jeunes analysants strictement pris dans ce coinçage de l’entrée de l’enfant comme sujet dans les affects par lesquels se construisent en paroles les liens qui attachent l’enfant à son Autre et à ses proches, son rapport de corps à l’Autre de la langue. J’ai reçu plus souvent des adolescents et préadolescents, probablement parce qu’avant sept ans, les adultes ne s’affolent pas encore de ces bagarres identitaires, l’école assurant une contenance suffisante pour permettre leur dépassement. Mais vous aurez peut-être des exemples d’usages du numérique propre à en éclairer les fonctionnements, car nous voyons bien dans ce mouvement de l’infans à la personne, toute l’importance dans notre culture médiatique et numérique des images qui bougent et parlent, des miroirs qu’elles forment pour que ces enfants parviennent à s’identifier dans leur singularité corporelle et affective. Il n’est pas rare que l’infans s’en face un double spéculaire, un petit compagnon de jeu que lui seul voit. Ces représentations ouvrent à l’infans le truchement d’une représentation de lui-même qui n’étant pas strictement celle de son Autre, quand sa jouissance pulsionnelle le lui laisse loisible, l’ouvre à s’approprier les mots de l’Autre pour se faire sujet de ses propres affects, et se détachant ainsi des affects de son Autre les lui laisser à son compte sans en être envahit. Le double est ici une manière d’avoir vu le problème sans toujours arriver à le résoudre : se voir soi-même sans s’accorder une place dans les paroles de l’Autre parental.
Oui-Oui, jeune analysant d’une dizaine d’années, était pulsionnellement engoncé dans les affects de son Autre maternel. Il hurlait souvent « j’ai ma mère dans ma tête » ne pouvant se distancier des sentiments d’amour qu’elle faisait peser sur lui, dans des dires où il était sa raison de vivre, son Tout amour … Elle le voulait là présent avec lui, en même temps que son vivre alcoolique et droguée rendait cette vie sans réalités pleine de mensonges du monde et des hommes, fracassée de tourments pour l’enfant qui ne pouvait rien en dire, surtout pas qu’il n’aimait pas Toute sa mère… Malheureusement il eut peu d’accès aux représentations de l’homme par l’homme, tant ses capacités d’élaboration et son propre pulsionnel parasitaient son corps. Il eut donc peu d’accès à ses affects, et ensuite à ses propres sentiments. Seule la famille Simpson, dont il ne manquait aucun épisode, lui permettait de se penser, mais la présence de sa maman les rattrapait tous les deux dans leur malheur commun, et il ne put transitiver pour lui-même les récits de cette famille soudée autour des carences à symboliser la parenté comme la vie sociale, ne pouvant se délester des jouissances qui l’envahissaient et le mettaient dans l’incapacité de penser des liens et d’apprendre… La question s’est posée à nous d’une imprégnation de toxiques in utero.
« Oui-Oui », c’est ainsi qu’il était avec sa maman, le miroir-soutien de ce qu’elle affichait dans un faux self de mère parfaite, dont elle n’était pas dupe mais qu’elle défendait avec férocité, clamant tout donner à son enfant, renouvelant probablement ainsi la tragédie de sa propre enfance dont elle ne parla jamais… Son fils ne put faire autrement que de continuer à aller lui chercher sa drogue et son alcool tous les soirs, alternant ses séjours en prison et ceux chez sa mère avec la bande de copains. Bien que sachant les discours, il ne put jamais se faire sujet de ces liens, restant en le sachant sans le dire : objet tuteurant la jouissance volontaire de son Autre.
Filiations et affiliations (transitivisme 6)
Ce sont ces enfants et adolescents là, que j’ai reçus en plus grand nombre. Ils sont perdus dans la violence vécue de cette première vraie épreuve de la vie, celle d’une pulsion non identifiée jusqu’alors, ensuite plus ou moins en sourdine jusqu’à l’adolescence, et qui surgit par effraction dans leur corps sans au départ qu’ils n’y comprennent rien. L’adulte le plus souvent ne leur dit rien, parce qu’aussi il ne peut de structure pas en dire grand chose … allez mettre des mots sur la jouissance sexuelle et sur ce qu’elle vient nouer de toutes les pulsions primaires qui l’ont précédée, et comment elle doit se tresser en sentiments à tous les affects antérieurement installés pour que le sujet y trouve sa parole au défilé des discours du monde.
A ce silence vient s’ajouter la question de la mort, donc celle de la vie, quand en même temps celle de la reproduction sexuée du petit d’homme, dévoile l’interrogation des origines mythiques du sujet, le rapport sexuel en tant que scène primitive… En voilà bien des questions qui déboulonnent toutes certitudes.
Dernier des stades freudien, c’est l’instant de l’œdipe, ce moment où l’enfant doit se faire sujet dans sa culture des discours de filiation et d’affiliation qui bordent toutes les pulsions comme sexuelles, dans un rapport au manque impossible à combler. Du fait de ma lecture suivant l’entrée du sujet dans la langue puis les discours, lecture qui déplie la présence de l’Autre, passage vers son abstraction en espace symbolique, lecture qui interroge les objets de la transmission voilant le manque pour qu’il s’en dégage l’objet d’un désir, donc du fait de cette lecture, j’ai du reformuler la question œdipienne au delà de la formule freudienne des amours parentales.
Dans la séance du 30/03/1908, Freud l’interprète comme suit à un petit garçon amené par son père : « Bien avant qu’il ne vînt au monde, déjà j’avais su qu’un petit Hans naîtrait un jour qui aimerait tellement sa mère qu’il serait par suite forcé d’avoir peur de son père et je l’avais annoncé à son père. »
En effet, cette citation a prêté à querelles dans les années 50/70, parce qu’elle relève de la couleur des sentiments, sentiments bien en jeu dans ce passage œdipien, et que ceux-là variant d’une langue, d’une culture à l’autre, produisent une infinité de figures de filiation et d’affiliation, d’homme de femme ou d’enfant.
Pour l’instant j’en suis arrivée à la formulation suivante, qui ouvre à penser que suivant leurs mots et leurs coutumes, les chemins d’accès à cette humaine condition sont particuliers à chaque culture, parce qu’au delà des apparences socio-anthropologiques ( au sens de l’Institution Imaginaire de la Société de Cornélius Castoriadis), au delà donc de ces imaginaires constructions sociales ils s’articulent dans et à leurs langues respectives (sur le blog de mon site, le début de mon travail sur la post-décolonisation).
Ainsi j’écrivais en 2013 : « L'oedipe est ce fait universel constitué par l'entrée des êtres de langage un à un dans les discours de leurs langues respectives. La découverte du sexuel y interroge l’entrée de l’enfant (non mature sexuellement) puis de l’adolescent ( vers la maturité sexuelle) dans les discours de filiations et d’affiliations. Les formes de l’accueil dans ces relations n'ont quant à elles rien d'universel. Elles dépendent des représentations imaginaires et symboliques des personnes et des liens, ainsi que de leurs représentants, passeurs de cette rencontre impensée du sujet avec les signifiants de l'histoire, la sienne comme celle de son pays et de son époque. Cette rencontre est d’autant plus improbable que le sujet s’y crée autant que la société se réinvente indéfiniment avec chacun de ses nouveaux membres.»
Nous pouvons ainsi suivre non pas seulement l’imaginaire du deuil des amours infantiles chez l’enfant et l’adolescent, mais surtout la manière dont il fait à la rencontre du sexuel, manière dont il en appelle à un Autre des discours des liens pour y mettre au travail de son inconscient ses amours infantiles, et chez nous entrer dans le discours de la science. Pour s’y faire sujet il s’en approprie et travaille les repères de ce que c’est qu’être un homme ou pas, de l’animisme à la science en passant par toutes les religions, confronté à ’écart entre ce qu’il en comprend, ce qu’il en reprend et ce qu’il veut y advenir sans jamais pouvoir le rattraper sauf aux carrefours de fugaces éclairs. Ainsi peut s’approcher la psychanalyse en deçà de toute demande de cure inscrite dans sa transmission comme pratique avec une demande adulte, mais située au niveau de ses dimensions d’appel au secours, ou de demandes d’objets de consommation et de liens sociaux, la où il s’agit d’y accompagner le sujet à naître comme tel dans les discours contemporains, dont celui de la science affublée de consumérisme qui orientent le monde. Une cure peut-être après pourra venir comme demande. Mais pas nécessairement.
Annabelle (transitivisme 7)
C’est ainsi que je reçu Annabelle, une belle jolie jeune fille de 17 ans. Elle venait à la demande de son père et de sa belle-mère, tous deux enseignants. Elle n’avait rien à dire. Affalée sur la chaise, elle tripotait son smartphone dans sa poche, puis se mettait ostensiblement à en regarder divers sites. Je perturbais le cadre et l’emmenais dans mon appartement regarder sur la television, je ne sais plus quels clips vidéos, ni de quel chanteur ou chanteuse à la mode. Elle se dérida peu à peu en critiquant mes goûts de nase. Mais peu à peu aussi, elle devint attentive aux vies de dérives où je lui racontais comment certains s’écroulaient, d’autres devenaient célèbres, l’acceptaient, ou le refusaient… dans nos très subreptices échanges, au-delà de l’image commençaient à poindre les discours, le bien, le mal, les jeux de la vérité et des hasards, de la vie, de la mort… Je l’écoutais naviguer dedans. Je savais son père dans la drogue, et sa mère de naissance d’après lui dans la débilité, incapable… Je savais sa belle-mère courageuse et perdue dans tout cela, accaparée à soigner tout le monde, à la maison comme à l’école.. Elle taisait tout cela, comme si ses sentiments, son vécu ne pouvaient faire partie de sa parole… trop dangereux pour les parents, puisqu’elle était scolarisée là ils enseignaient. Elle devait taire la faute de son Autre. Mais pas seulement… pliée sous le poids de son corps pubère elle s’enfonçait dans une bêtise apparente bien utile pour ne rien trahir… identification à sa mère de naissance, que tous disaient débile ?… par moment lui échappaient des réflexions qui écroulaient cette façade : « elle a l’air heureuse avec ses succès » Moi, sans rien dire qui la touche particulièrement - je continuais de lui raconter des chansons et autres contes modernes sur les styles multiples pour s’y faire homme ou femme dans le monde. Finalement, « j’étais très con », me lançait-elle mais elle aimait bien mon salon, et elle finit - un jour où j’oubliais de lui dire - par s’exclamer sur le pas de la porte : « à la semaine prochaine ! ». Nous avions transitivé au moins cela. Nous étions à Pâques. S’en suivirent des séances où ce fut elle qui apporta le matériel. Nous regagnâmes mon bureau. Elle regardait sur YouTube une influenceuse qu’elle aimait bien. Je m’enquis de la suivre avec elle. Je n’ai aucun souvenir du contenu formel des posts. Mais je me rappelle l’autorisation qu’elle se donnait à la regarder, à s’y identifier, à la critiquer, et à vouloir être aussi drôle qu’elle… car au fond de toute cette histoire valait mieux en rire qu’en pleurer, en rire et faire rire. Elle dont tout le monde se moquait de ses réponses stupides aux questions des professeurs, riait à chaudes larmes de voir son idole faire rire volontairement des centaines d’abonnés, avec ses maladresses et autres bons mots à double sens. Discrètement, mine de rien, j’en commentais avec elle le versant symbolique, les effets de manques, d’acceptation, d’attente, de temps… Et je la surpris à me faire rire de la dérision qui commençait à lui venir d’elle même et de sa situation. Au fond, elle choisissait d’en appeler au rire, plutôt que d’en être l’objet. Les notes en classe remontèrent insensiblement, et le trouble passé prit le nom de dyslexie, avec un port de toutes nouvelles lunettes à la pointe des progrès du numérique. Objet transitionnel, qu’on peut perdre et retrouver à l’infini, et qui permet d’y voir plus clair. A quel moment avait-elle pu franchir le pas ? Peut-être en l’instant où, acceptant ma lecture des people qui constituent une partie des représentations de notre monde, de notre humanité, elle avait pu la faire sienne en m’apportant le personnage qui l’intéressait, elle, qu’elle voulait raconter, comme une manière de se raconter elle-même avec le voile qui laisse perdues une grande part des histoires vécues… en même temps, l’internet prenait enfin une dimension d’imaginaire au-delà du réel de l’écran, qui lui permettait le détachement nécessaire à penser les réalités et la vie… Nous avions ici aussi transitivé… L’année se termina sur un voeux de départ dont je ne me mêlais pas… inscrit dans une sourde défense de la débilité de sa maman. Elle voulait aller vivre chez elle, quitter sa famille recomposée actuelle, car de toute manière il faudrait bien qu’elle parte dans une grande ville pour suivre ses études après le BAC. Que voulait-elle faire ? lui demandais-je. « Infirmière, je voudrai faire psychologue, mais mes notes c’est pas encore ça… » me répondit-elle avec un grand sourire.
Que me disait-elle ? Qu’elle avait tant aimé sa belle-mère, qu’elle l’avait fait damné à courir derrière sa bêtise, parce qu’elle ne voulait pas la perdre, ni la voir se perdre à sauver d’autres qui ne le voulaient pas forcément ? Que maintenant, peut-être elle pouvait s’autoriser à suivre ses traces à elle… à travailler pour grandir avec humour… sans trahir l’amour qu’elle avait pour sa maman.
Manifestement l’objet « prendre soin » faisait surface en l’instant.
NB. toute ressemblance avec des personnes d’ici ou d’ailleurs serait purement imaginaire… ce récit est reconstruit avec l’entrelacement de plusieurs rencontres
Métaverse… Psychanalyse et numérique (transitivisme 8)
Lors de son accès aux discours, constatons l’appropriation que le sujet doit faire, de ce qui est dit de lui par l’Autre parental mère et père, frères et sœurs, mais aussi par les autres, et au-delà par l’Autre social… Pour parvenir à se penser, se vivre comme sujet dans un lien social que nous construisons ensemble. Il ne peut se penser qu’en passant par ces autres, parce qu’ils en reçoit les images, les mots, le verbe de la logique scientifique, dont l’homme contemporain se fabrique comme tel. Quels mots alors lui proposons-nous et quelle place lui faisons-nous dans notre parole pour qu’il y rejoigne ce que lui vit de lui, imagine puis le traverse en travaillant ce qu’il veut dire et en dire, partager avec tous ? Est-ce que nous lui offrons un accès suffisant au lieu de l’Autre trésor de tous les signifiants, ou lui en bouchons-nous toutes ou plusieurs entrées ?
Si Annabelle se fait sujet de son histoire, d’autres sont envahit par leur histoire dans un raccourcis de jouissance, où il finissent, tel Jimmy Hendrix par exemple, par se faire sujet de leur schizophrénie, ou pas, dans un mouvement vers le savoir qu’un autre non anonyme soutien près de lui. L’analyste dans ces rencontres en supporte le semblant. Les médias contemporains sont d’abord des images qui bougent, avant d’être les mots puis la parole d’un autre vivant avec les creux du désir qui l’humanisent. Dans les romans, puis la photo, enfin le cinéma, le lien social ne pouvait être pensé comme une réalité dans ces espaces. La vie relationnelle, donc la naissance du sujet de la science, restait encore les deux pieds sur terre, et les images fixes, en mouvements, parlées ou non, gardaient leur statut imaginaire. Avec internet est venue la création d’espaces où les individus peuvent construire des liens entre eux qui se constituent comme parties des réalités de leurs vies quotidiennes. Pris dans le discours des sciences et techniques, ces liens sont toutefois orientés par le commerce, et une partie en tire ou y perd les moyens de l’entretient de sa vie, sans que les sens de la vie et des hommes n’y soient jamais interrogés ni dans le lien ni dans sa transmission. Cela, change la cartographie, la manière dont l’homme fabrique l’homme contemporain, puis installe ses liens de filiations et d’affiliations. Sur la toile, comment les liens peuvent-ils ne pas être sous pseudos potentiellement anonymes ? Si cela ne change en rien les procès par lesquels le petit d’homme rentre dans la langue jusqu’à s’y faire sujet des discours, cela produit … quelque chose que je n’arrive pas encore à nommer… Toutefois, ces jeunes analysants en se risquant à notre rencontre avec ces nouveaux objets transitionnels, nous montrent les chemins d’humanisation qu’ils s’y frayent, seulement si nous savons tenir notre fonction d’antériorité de lecteur du monde, de représentant des représentations du vivant. L’illusion d’égalité est ici une forfaiture. Qu’on le veuille ou non, le sujet tient toujours ses mots, sa parole d’un autre, dont il est à souhaiter qu’il ne lui soit pas anonyme. À les accompagner, les peurs que nous aurions pu avoir de ce monde nouveau, plus virtuel que réel, qui deviendrait réel d’être virtuel, à la fois se vérifient et se dépassent.
Diffusion technique et médiatique de la psychanalyse (Transitivisme 9)
C’est à cette aune de la naissance du sujet dans les discours de la science, romans, images puis numérique, que nous sommes appelés, ou demandés, en tous les cas attendus, par ces demandes qui concernent la traversée des chemins d’œdipisme tels que Lacan les étudie dans la toute première partie de son enseignements entre les années 1936-1955, époque où il exerce comme jeune psychiatre dans les hôpitaux publics de Paris, et où ses questions concernent cet accueil des errances de l’humanité en souffrante. Nous pouvons y lire des éclairages de notre acte à cet endroit, lesquels s’estompent chez lui au fur et à mesure où il s’installe exclusivement comme psychanalyste et élabore les questions sur son acte, la cure et sa transmission. Dans les Ecrits, cette période corresponds au premier groupe de texte de la section II.
Je terminerai avec deux citations bien connues de Lacan, pour vous inviter à les relire pour éclairer leur usage avec la fin de l’enseignement, spécialement l’au-delà de l’œdipe et le réel qui s’y dévoile de constituer le seul socle aussi peu assuré qu’indéboulonnable d’une existence.
La première est connue, mais mérite toujours d’être rappelée par l’importance de noeud où elle place le transitivisme.
« Ce moment où s’achève le stade du miroir inaugure, par l’identification à l’imago du semblable et le drame de la jalousie primordiale (si bien mis en valeur par l’école de Charlotte Bühler dans les faits de transitivisme enfantin), la dialectique qui dès lors lie le je à des situations socialement élaborées.
C’est ce moment qui décisivement fait basculer tout le savoir humain dans la médiatisation par le désir de l’autre, constitue ses objets dans une équivalence abstraite par la concurrence d’autrui, et fait du je cet appareil pour lequel toute poussée des instincts sera un danger, répondît-elle à une maturation naturelle, – la normalisation même de cette maturation dépendant dès lors chez l’homme d’un truchement culturel : comme il se voit pour l’objet sexuel dans le complexe d’Œdipe. »
La seconde dit bien tout ce qui fut oublié pour se rassurer à bon compte avec les objectivation pseudo-scientifiques des psychothérapies multiples et variées, puis les normes additionnées des DSM… La diffusion médiatique, la vulgarisation semble avoir occulté, l’apport ultérieur et considérable de Lacan concernant le peu de réalité dont se soutient le sujet, le peu de réalité qui est celle de l’homme dans un monde qu’il doit d’abord mettre en images mentales pour s’en représenter les manques, avant de le nommer. Ainsi les traces dessinées dans les grottes habitées par l’homme préhistorique…
« c’est-à-dire oublier que la vérité est un mouvement du discours, qui peut valablement éclairer la confusion d’un passé qu’elle élève à la dignité de l’histoire, sans en épuiser l’impensable réalité. C’est, en effet, cette dialectique même qui opère dans la cure et qu’on y découvre parce qu’elle a joué dans l’homme depuis sa venue au monde jusqu’à pénétrer toute sa nature à travers les crises formatrices où le sujet s’est identifié en s’aliénant. »
Certes, c’est naissance du sujet d’un désir comme manque dans les discours de la science, qui se déplie avec la psychanalyse, mais trop peu diffusée à l’aune de la vérité qui en poussa l’invention. Comme les pionniers freudiens de la psychanalyse ont laissé à croire qu’elle pouvait offrir à chacun la réalisation de ses désirs réduits aux objets de sa convoitise, la seconde génération suivant alors Lacan laissa à croire que la naissance du sujet pouvait en rabattre sur les identifications pour nous soulager du gain d’une identité qui constituerait notre être. L’homme est décidément incorrigible. Avec Lacan et sa quête infinie des processus de naissance et de structure du sujet dans la langue, ses contemporains ont-ils rêvé que la psychanalyse, théorie et cure appliquées, à la fois leur garantirait de découvrir qui ils sont, leur identité singulière, et surtout de ne jamais la perdre ? Ces illusions, non démenties d’une présence hors discours ambiants de la psychanalyse en société, ne pouvaient être que déçues, entraînant leur lot d’agressivités et de contestations.
Identité ? Il n’y a pas de Ajar (transitivisme 10)
Il n’y a pas de Ajar est le dernier livre de Delphine Horvilleur, publié fin 2022, chez Grasset.
Alors ne nous quittons pas aujourd’hui sans l’humour comme élégance de l’insoluble, de l’impensable, de tous les paradoxes dont nous nous nourrissons. Car si toute psychanalyse en passe bien par les identifications du sujet, c’est aussi par ses multiples facettes, leurs complexités qu’elle nous enseigne. J’invite ici Delphine Horvilller, sa lecture du double personnage Emile Ajar - Romain Gary. Elle écrit :
« J’ai un bon ami, pas du tout circoncis, ce shmok. Eh bien, il lui est arrivé une drôle d’histoire :
Jusqu’à l’âge de douze ans, il n’a pas dit une seule phrase, pas énoncé la moindre syllabe. Il était muet, comme une carpe. Ses parents, extrêmement inquiets, ont tout essayé pour le faire parler mais rien à faire : pas un mot ne sortait de sa bouche. Et puis un soir, à table, au moment où personne ne s’y attend, il se tourne soudain vers son père et il lui dit :
— Passe-moi le sel !
Alors là, tu imagines la stupéfaction familiale. Sa mère explose en sanglots et le couvre de baisers. Le père, bouleversé, lui dit :
— Mon fils, tu sais parler ? Pourquoi as-tu attendu toutes ces années ? Pourquoi n’as-tu rien dit jusqu’à ce soir ?
Et là, le fils répond, très calmement
- Ben, jusqu’ici, tout allait bien !
Je crois que c’est la pire chose qui puisse arriver dans l’existence : ne manquer ni de sel, ni de tendresse, ni d’amour… parce que alors, il n’y a aucune raison de se mettre à parler, à écrire ou à créer. Si t’es complètement, immanquablement toi-même, alors y’a rien à dire.
C’est le mutisme de la plénitude.
Et c’est là qu’elle attaque et qu’elle s’accroche, cette saloperie. Tu sais : « l’identité », comme ils l’appellent tous. C’est fou comme elle les obsède aujourd’hui. Tu as remarqué ? Elle est partout. Elle bouffe toute la place : elle fait se sentir « bien chez soi » à la maison et en manque de rien. Et c’est comme ça qu’on devient muet, con, antisémite, et parfois les trois à la fois.»
N’est-ce pas un clin d’œil après Freud, pour nous rappeler combien toute identité, aussi rassurante soit-elle à première apparence, reste la traversée d’un écran des jours et des mots qui ne cesseront jamais d’écrire la vie, d’écrire nos vies, sans pouvoir atteindre la moindre vérité de ce que nous sommes, individuellement comme collectivement. Et pourtant, beauté du geste, l’homme infatigablement continue d’écrire.
Séparation, l’amour du père
Comme nous l’avons rappelé plus haut, la séparation, diversement symbolique, est inhérente à l’existence. Loin des idéaux des discours consuméristes contemporains, où les gains d’objets garantiraient le bonheur, la vie se révèle plutôt comme une succession de pertes et de séparations, d’où s’inventent, apaisement, créativité et sérénité. Le fœtus devient nourrisson à la coupure du cordon qui l’attache à sa mère, l’infans se sépare de sa nourrice pour devenir enfant en cessant de boire son lait, l’enfant adressant au père ou aux autres ses questions sur son être dans le monde doit finir par se sépare de lui en intégrant les discours comme siens en tant que sujet de sa présence au monde. Ces coupures existent dans toutes les langues, leurs modalités varient. Nous avons vu que les représentations de ce que c’est qu’être un homme ou pas diffèrent d’une langue à l’autre,… nous avons vu que les représentants qui les véhiculent différent aussi… Enfin, nous avons vu que les modalités d’accès à la parole puis aux discours s’avèrent chaque fois cohérentes à la structure et aux idéaux d’une langue, rendant spécifiques les processus d’accès du sujet aux discours, aux valeurs, et idées qu’une société se fait de l’homme ( bébé, enfant, adolescent, adulte, parent, vieux…) de ce qu’elle dit de la vie et de ses limites marquées par les séparations ».
Mais quel est l’objet dans le lien, dont l’enfant doit se séparer pour exister comme sujet ou personne ? Quel objet de lien s’en font les hommes quand ils se rencontrent, quand ils s’en parlent ? Quel est cet objet perdu, si ce n’est le corps de la mère, invisible oublié d’avant toute parole, qui dans les discours prends les formes de toutes les pulsions soulagées, et les idées qui font les mères bien sur, mais aussi les filles et toutes les femmes.
Résumons quelques enjeux de toutes ces paternités, qui passant les discours de la vie aux générations suivantes, leur transmettent ce faisant l’art de faire avec ce manque originaire.
Dans les langues traditionnelles d’Afrique, l’idéal est groupal et la morale traditionnelle animiste puis religieuse sert de fil conducteur aux représentations des personnes, qui dans la lignée des ancêtres participent des liens. Les représentants de ces représentations sont d’abord les pairs de la classe d’âge, puis les parentés et tout le village aussi bien. Le garant des représentations est le chef du carré, du village, voire aussi le chef religieux. Il est distinct des pairs et adultes qui portent l’essentiel de la relation de transmission auprès de l’enfant. Le papa, quant à lui est le garant de la lignée agnatique de l’enfant, mais il participe comme père à l’éducation des enfants au même titre que tous les adultes du village. Investi dans deux ou plusieurs personnes, l’une garantissant le discours et son ordre, les autres étant acteurs de l’acte, la puissance d’Un qui se prendrait pour l’Unique détenteur du savoir et du pouvoir de transmette, cette toute-puissance est rendue improbable, d’autant plus que le signifiant papa-père est situé dans sa seule fonction généalogique, et qu’avant la colonisation il n’existait pas une telle image de Toute-Puissance Unique dans l’imaginaire ancestral, où les dieux, les totems, les djinns étaient multiples et portés par les figures variées des frayeurs et conjurations prélevées dans la nature.
Dans les langues européennes, aux religions d’un Dieu Unique, le représentant des représentations est par contre désigné comme unique. Pris dans l’imaginaire de la toute-puissance divine, il possède le Phallus, symbole de la puissance physique, psychique et sociale, savoir et pouvoir confondus, toute-puissance qui lui permettrait de procéder à une transmission imaginairement sans perte ni contradiction de ce que c’est qu’être un homme ou pas. Dans le dialogue avec l’enfant qui l’interpelle, il peut donc croire ou être pris pour L’unique garant des valeurs et de l’essence du discours transmis. À cet office de l’entrée de l’enfant comme sujet dans les discours des liens, il est avec la mère inscrit dans la langue des savoirs noués au corps, à leur érotique partie tatouée de la vérité du sujet. Ainsi, le passage de l’enfant à l’ordre des discours de la science met-il en jeu entre l’enfant et son représentant unique dans les discours, le papa comme Père. Tout l’amour infantile que la détresse de la perte peut porter l’enfant à lui adresser, s’inscrit dans l’appel du nourisson à sa mère quand elle comblait tout ses besoins. Sur le même mode, l’amour, la demande d’amour et leurs réponses sont seuls à pouvoir apaiser la férocité de la toute-puissance imaginaire ou réelle du Père, dans la rencontre du papa avec son enfant.
Là où, en Afrique la multiplicité des représentants et la structure agalmatique de la langue rendent improbable la toute-puissance comme levier imaginaire de la castration dans la transmission de ce que c’est qu’être un homme ou pas, en occident l’amour du papa-père comme castrateur idéal doit venir humaniser - rendre faillible - la toute-puissance en miroir dans laquelle l’enfant s’imaginerait entrer comme sujet dans les discours.
Plusieurs questions surgissent à cet endroit, différemment dans les langues de l’animisme et du monothéisme. Elles tournent autour des vécus de l’enfant, des manières dont il s’y fait progressivement homme, ou pas, ou un peu.
Quel est cet amour du père, cet attachement qui prive le nourrisson de sa toute-puissance infantile sur sa mère ? Qu’est ce qui peut entraver, compliquer le chemin d’accès aux mots et partages qui les rendent apaisants, féroces, indifférents, labiles… ? Quelles sont les multiples voies de traverses qui en font les beautés, mélancolies, richesses et rires de chaque rencontre dans chaque culture ?
Le décentrement dans cette autre culture que constitua mon expatriation, me conduisit à entrevoir dans ma clinique quelques nuances à cette phrase de Lacan : « Un père n’a droit au respect, sinon à l’amour, que si le dit, le dit amour, le dit respect, est, vous n’allez pas en croire vos oreilles, père-versement orienté, c’est-à-dire fait d’une femme, objet petit a qui cause son désir. »
Nous avons assez fait entendre que c’est l’amour - désigné comme tel en occident - qui vient adoucir le passage œdipien à la castration qu’impose l’entrée dans les discours. Cela ne signifie pas que cette tendresse pour la faillibilité humaine n’existe pas dans les autres cultures, mais elle n’y a pas cette représentation ni cette structure d’un lien nommé amour. Lors qu’en est-il de cet amour ? Lacan nous dit que l’enfant y accède pour autant que le père sache faire d’une femme l’objet de sa jouissance. Certes, mais nous pouvons l’entendre - et ce fut souvent réduit en ce sens - aux seul amour du père pour cette femme, et qu’à le constater l’enfant s’en trouve apaisé et ouvert sur la vie. Certes, c’est une partie de la problématique, mais la clinique et notre analyse nous a porté à un petit complément de ces sentiments qui confrontent l’enfant à lui-même lors du pas-sage.
Dans la relation du père au fils comme à la fille, les pensées sont à la fois faites des images de pères et de mères dans chaque culture, de leurs figures idéales comme de leurs présences amoureuses réelles, mais elles sont aussi produites des imago qui s’en sont construites dans les pensées du papa en accédant à sa paternité. Ces images intimes, ces vécus et ces idées paternelles sont présents dans ses paroles au-delà mots qu’il offre à l’enfant. Il y a dans cette relation tout l’imaginaire social concernant la mère, mais aussi tout ce que la jouissance que cet homme en offre à son enfant, de ce qu’il vécu lui-même enfant dans les bras de sa mère. Il y a ce que le papa dit de sa mère à l’enfant. Sa mère étant ici aussi bien la sienne, celle qui lui reste de son enfance, que celle de l’enfant, celle qu’il voit devant lui s’occuper d’un autre enfant que lui. Cette interlocution laisse alors plus ou moins de place au fils dans la parole de son papa plus ou moins père, quant à ce qu’il vit et veut dire lui-même de son vécu avec sa propre mère… Avec ce fantasme sous leurs yeux, les papas qui regardent la mère et l’enfant, les papas qui y participent, sont - qu’ils le veuillent ou non - plus ou moins avalés par le réel de la scène, sidéré ou pas, chacun pouvant ou non comme père y prendre place, sans que jamais pourtant ils ne puissent se dédouaner des question de paternité que l’enfant pose par sa seule présence.
Intermède
Les artistes nous offrent avec leurs oeuvres : l’imaginaire de leur vérité, avec leurs vies : le réel de leur existence, et dans l’écho qui leur est renvoyé : le symbolique des jours et des années à venir.
Sur le plateau de C’est à vous, Anne-Elisabeth Lemoine recevait Yvan Attal et Pierre Arditi, pour la sortie de Maestro. Dans ce film, les acteurs sont père et fils. Tous deux musiciens, ils se trouvent embringués dans un quiproquo, qui les déchirent. La présentatrice questionne les comédiens sur cet instant de filiation conflictuelle.
” Pierre Arditi (dont le papa était un peintre reconnu) - moi j’ai baigné dans cet univers de création, et c’est resté un endroit magique… ah oui, ça fait bobo ça…je m’en souviens, il y a longtemps…
Patrick Cohen - Ce qu’on ressent, ce qui ressort de cette séquence, c’est de la fierté…
Pierre Arditi - de mon père ? Ah oui… oui… oui… Y compris quand j’ai décidé effectivement de prendre un peu la tangente comme ça, il m’a appris l’essentiel mon père, il m’a appris que ce n’était pas grave d’avoir un duffel-coat quand les parents de mes petits copains étaient en costume trois pièces, ou avec un machin comme ça, mon père ne ressemblait pas aux autres, et vous savez quand des enfants voient leurs parents qui ne ressemblent pas aux autres, ça leur plait pas, ça leur fout la trouille, mon père m’a expliqué que l’essentiel n’était pas là que c’était ailleurs que ça se passait, tout à fait, y a jamais eu d’argent chez moi, il y a toujours eu tout le reste, j’ai été admirablement élevé. A un moment donné, c’est un peu comme ça parce que politiquement on était moins d’accord, parce qu’il m’a envoyé. un jour une lettre qui est punaisée sur le devant de mon bureau, que je vois tous les jours, où il était marqué ”mon fils que deviens-tu ? On te vois là, on te vois là, tu fais ci, tu fais une émission de variété, pourquoi pas un truc de strip-tease, un machin comme ça, tu fais du théatre mais finalement tu l’arrêtes… enfin bon… mais la lettre était terrible… et cette lettre je la garde, il avait raison, je me perdais, et donc mon père m’a appris à avoir le courage de ne pas trop me perdre, ce que j’ai fini par faire, grâce à lui. ”
Pierre Lescure - Yvan Attal, Ben votre fils a choisi le même métier que vous, vous l’avez dirigé à plusieurs reprises : Mon chien stupide, Les choses humaines, juste pour sourire on va voir que ce n’est pas toujours facile de jouer père et fils dans le même métier, dans le même films, et que quelquefois c’est encore plus dur pour le fils par exemple, c’est juste pour sourire, pendant la promo Des choses humaines.
(Une archive télévisée)
Le présentateur : Est-ce que Yvan pourrait nous présenter Ben ?
Yvan Attal : il a pas besoin, … mais c’est vrai que je connais pas si bien… parce qu’il a une boucle d’oreille depuis cet après midi et que…
Ben Attal : Oh putain t’es une tannée… on en a parlé pendant une heure, tu peux pas t’empêcher…je te jure.
(Fin de l’archive)
Pierre Lescure - Le père est plus taquin que le fils.
Yvan Attal : oui oui… mais c’est vrai que cette boucle d’oreille ça m’avait fait chier de le voir comme ça arriver avec une boucle d’oreille… c’est idiot, c’est ridicule, j’en ai eu moi-même une, c’est absurde, oui mais justement… je suis un père on en fait…
Pierre Lescure - et vous vous êtes demandé ce que vous pouviez ressentir si on confiait finalement à Ben malgré la courte différence d’âge le rôle que vous espériez obtenir ?
Yvan Attal : mais c’est tout ce que je lui souhaite, évidemment, si il a vraiment envie de continuer ce metier, …je crois qu’il ose pas s’avouer lui-même qu’il a vraiment envie de faire ça, mais je le soupçonne d’en avoir fortement envie, je lui souhaite évidemment cent fois plus que moi. À ce moment-là peut-être que je serai un peu crispé, mais je lui souhaite évidemment. …
La psychanalyse étant entrée dans le langage courant… cette conversation avait commencé avec cette question :
Anne Elisabeth Lemoine - mais cette histoire est assez universelle, c’est assez œdipien en fait : est-ce qu’on doit ou pas tuer le père ?
Yvan Attal - faites attention il va se fâcher
Pierre Arditi - ah non… non…
Yvan Attal - il comprends pas l’image de tuer le père, il le prend…
Anne Elisabeth Lemoine - au premier degré
Pierre Arditi - non… enfin ça veut rien dire tuer le père, enfin quand on a un père digne de ce nom, on ne le tue pas, moi j’ai eu un père génial qu’était un phare pendant toute ma vie, je n’ai jamais pensé d’abord à le tuer, j’ai d’abord pris tout ce qu’il a pu m’apporter, et ensuite comme beaucoup d’enfants, à un moment donné il a fallu que je, non pas que je le tue, mais que je m’éloigne légèrement pour commencer à devenir moi, alors qu’il avait commencé à me fabriquer déjà au départ, c’est pas un meurtre ça…
Anne Elisabeth Lemoine - Une émancipation ?
Pierre Arditi - Les parents sont des meurtriers, vous savez bien que c’est comme ça, ça existe pas … les bons père, à part le mien et encore, ça existe pas, on est toujours un assassin pour un enfant, parce qu’il cherche toujours autre chose, y a toujours un moment où on lui coupe les coucougnettes parce que tout d’un coup il arrive plus… que moi, ou on l’empêche d’aller là où il devrait aller et là où il devrait devenir enfin lui, c’est tres compliqué, des parents … c’est horriblement compliqué, on n’est jamais tout à fait un bon parent tout le temps, ça existe pas… oui je déconne, mais je pense ça profondément.
Anne Elisabeth Lemoine à Yvan Attal - vous êtes d’accord avec ça ?
Yvan Attal - Oui je suis d’accord, c’est difficile d’être… moi je réalise que je suis franchement un moins bon père que mon père ne l’était.
Ainsi ces rencontres médiatisées donnent-elles corps à l’évolution de la question que j’interroge dans ma lecture des vies d’artistes. Elles sont autant d’éclairages en reprise des idées de Freud puis de Lacan sur le Père. Comment revenir de ce Père totalitaire engendré par les balbutiements du discours de la science, les illusions de puissance de la révolution française, puis l’installation du code civil napoléonien ? Freud, bien que cherchant un au-delà, se fâche pour s’imposer, Lacan hésitant dans ses esquisses de sorties, quitte l’IPA puis dissout son École. Tous deux nous montrent à quel point toute transmission est compliquée, combien il est encore plus difficile d’être père, quand on est le premier ou le second, d’une pensée, d’un discours, et que l’on n’arrive pas à les accepter écornés par la jeunesse par illusion de pouvoir en garantir l’avenir. Tous deux nous font voir et entendre, bien sûr que cette fonction Père - dans notre culture - est au cœur de la structuration du sujet comme tel, dans sa naissance d’humanité. Et pourtant, parce qu’ils savaient chercher un chemin dont ils n’avaient pas la carte, ils ne sont pas sans nous avoir transmis qu’être père avait moins besoin d’autorité que d’amour. Quel amour ? L’amour de qui ? En fait, si l’on entend bien Pierre Arditi et Yvan Attal nous écoutons l’amour de leur père, cette faille dont ils sont nés comme hommes. Amour qui les fit un temps objet du désir de leur père… Jusqu’à quel horizon leurs papas respectifs se sont-ils fait limite à leur paternité en acceptant ou pas de n’y rien pouvoir pour leur enfant, au bout de l’exercice qu’ils en avaient eu ? N’est-ce pas ce que Lacan enseignait en disant qu’en grandissant il s’agit moins de « tuer le père », que de « s’en passer à condition de s’en servir ».
Notre expérience et notre place dans l’histoire de la psychanalyse, nous portent à interroger la jouissance des papas, quand, hommes, ils peinent à endosser la fonction paternelle, telle que figurée par l’Occident du XIXème siècle. Leurs fils peuvent s’en faire le boulet : l’être père, bien sûr il faut qu’il soit possible et supportable par l’enfant, mais encore faille-t-il qu’il le soit aussi pour le père, car à cet endroit fils ou fille pourraient pour le protéger de sa propre castration, aller jusqu’à se faire l’objet réel de leur amour, de leur fantasme de paternité ou du Réel qui à cet endroit les englue ou les englouti. Dans ces situation où des papas sont dans l’impossibilité de symboliser leur fonction paternelle, il arrive que leur enfant disparaisse du monde, quand un papa trop ou pas-Père s’y érige ou se dédouane d’en être l’unique créateur et gouverneur, le Un qui en détiendrait le discours et son contrôle sans partage avec quiconque. Ainsi va la vie de Mozart, toute ses lettres à son père déclinent les mille et une couleurs de cette aliénation dont il protégea le désir de son papa, ou Jimmy Hendrix dont les déchirants papiers déchirés racontent le glissement inéluctable dont il fait de sa mort son destin.
Du père occidentaL …
Dans les débuts institutionnels de la psychanalyse, la période 1950-1980 une querelle fit rage dans les milieux intellectuels quant à un oedipe universel ou non. Deleuze et Guattari l’amplifièrent avec la publication de L’Anti-Oedipe. L’étude de Jacqueline Rabain aurait pu ré-ouvrir le débat. Elle est passée malheureusement sous silence, sauf parmi les africanistes et le courant indien des subaltern studies.
Cette querelle s’inscrivait autour des interrogations de Lacan sur la fonction paternelle en premier lieu dans les psychoses, lesquelles faisaient suite à celles de Freud concernant les névroses, l’hystérie, et la cure du Petit Hans.
Freud avait défini l’œdipe comme amour de l’enfant pour le parent du sexe opposé, et réponse du père comme passeur de l’inter-dit de l’inceste, interdit de retourner dans le ventre maternel. Lacan fit un pas de plus, en précisant la fonction de ce père, et les qualités qui l’y constituent pour l’enfant. Le père, dit-il, n’est audible dans cette privation, qu’à la condition de son lien avec la mère ; d’une part qu’il fasse d’elle l’objet de sa jouissance, et d’autre part que l’amour qu’il lui porte - forme de croyance invérifiable en ses symptômes comme lecture des liens - offre à l’enfant l’espace de faire avec cette jouissance, celle de l’autre maternel comme la sienne propre. Voilà ce qu’il précise dans cette leçon du Séminaire XXII, quand il dit :
« Un père n’a droit au respect, sinon à l’amour, que si le dit, le dit amour, le dit respect, est, vous n’allez pas en croire vos oreilles, père-versement orienté, c’est-à-dire fait d’une femme, objet petit a qui cause son désir. »
Ainsi, après avoir situé sa fonction métaphorique d’incarnation du désir de la mère, il insiste sur l’amour du père en tant que père-versement orienté, c’est-à-dire disposant de son objet de jouissance : tel que cette femme en serait ce qui cause son désir.
Clairement dans la lignée d’un discours orienté par la science, il situe les liens de filiation et d’affiliation autour de ce que l’objectivité scientifique exclue, à savoir les affects et la subjectivité, c’est-à-dire la demande d’amour. En effet, le savoir cartésien oblige à la reproduction de l’expérience et aux calculs de la matière, ce à quoi l’humaine condition objecte.
Vivre à Dakar m’a imposé un décalage d’avec ces racines qui sont les miennes. En effet, comme nous l’avons dit plus haut, la société Wolof, et plus généralement d’Afrique de l’Ouest, même patriarcale dans sa structure, n’est traditionnellement pas articulée autour du père des enfants comme amant de la mère. L’amour n’y est pas le fil conducteur des liens. D’une part, les représentations situent la cohésion du groupe comme idéal constitutif de l’humanisation et non la figure autoritaire du père à aimer comme modèle d’objectivité, d’autre part les représentants statutaires à en transmettre le fait et les liens sont les pairs et les chefs de carré ou les chefs religieux, et non en premier les papas des enfants. Les figures du Père, et les enjeux de transmission sont donc fort différents.
Toutefois, s’il y a des différences, les deux cultures disposent bien chacune de leur propre modèle.
V. Martin précise dans son enquête sur les statistique d’un recensement des années 1970.
« La complexité de la famille africaine nous invite au préalable à distinguer le carré et le ménage comme deux sortes de groupements : le carré (« Mbind » serer et « Keur » wolof) désigne la maisonnée et correspond à l'habitat de la famille traditionnelle étendue, pouvant abriter, outre le chef de lignage, ses fils, frères et neveux mariés. Les termes « ngak » serer et « ndiel » wolof se rapprochent le mieux de ce que nous entendons par ménage. Leur signification originelle : « mil pilé au petit jour », fait penser au groupe familial restreint, pour qui une femme a cuisiné. Ce groupe garde une grande autonomie économique, par rapport au chef de carré, quelle que soit la nature des liens de parenté, le « yal mbind » exerçant surtout une autorité morales. … en pays Wolof l'on rencontre les concessions les plus peuplées, dont la présence correspond à une structure sociale pyramidale. Les Keur très peuplés sont en effet toujours ceux des chefs traditionnels, voire de personnalités religieuses importantes.. »
Cette description nous permet de penser ce qu’avançait déjà en 2003 Jacqueline Rabain. La figure du pater familias au sens européen du terme n’a pas cours dans le système traditionnel africain de transmission, ce sont les chefs de carré qui en occupent la fonction symbolique au nom de la forme des liens groupaux, et les pairs avec tous les membres du village qui en sont les relais de transmission.
Comme conclue l’enquête de V. Martin, l’arrivée de la religion musulmane, puis l’urbanisation et son administration scientifisée ont largement modifié ce que la langue véhicule encore, réduisant progressivement les concessions traditionnelles, et par l’habitat mettant en avant la figure des papas comme pater familias d’un groupe plus restreint. Toutefois les idéaux groupaux restant très vivants dans la langue, ce passage s’avère encore relatif, aussi du fait de l’importance massive de la religion, jusqu’à constituer des groupes familiaux complexes dont les modernités s’enchevêtrent aux traditions les plus anciennes.
Ainsi, la valeur amour comme représentation de l’idéal social occidental, ne plaide pas en faveur du père comme représentant « unique » des représentations africaines traditionnelles, puis de culture musulmane. La sensualité est présente plus que l’amour, et les mariages s’organisent encore souvent selon le choix des parents, comme les naissances se vivent toujours autour du sens groupal dont les ancêtres nomment l’enfant. L’amour, qu’il soit celui des parents pour leur enfant, ou celui du partenaire amoureux, ne se comprend pas au sens symbolique des traditions selon les mêmes déclinaisons d’émotions émanant du corps et engageant le sujet dans sa parole, qu’en occident. Être amoureux, aimer au sens érotique du terme, n’est donc pas au coeur des affects qui agitent dans la langue wolof les représentations œdipiennes traditionnelles, comme l’enfant le rencontre dans les discours de filiation et d’affiliations occidentaux autour de la sévérité et de l’amour du père. Nous en verrons quelques incidences plus loin.
Ceci étant, cela ne veut pas dire qu’il n’y ait ni émotions ni amour dans les cultures dites traditionnelles. Simplement leurs sources et leurs expressions, jusqu’à leurs ressentis, diffèrent selon langues et cultures. Jacqueline Rabain conclut son étude sur les enfants du lignage, par cette nouvelle lecture du franchissement œdipien, dessinant l’enfant comme naissant à son désir dans les discours de sa langue et de sa culture :
”C’est à partir de cadres ainsi tracés que, inscrit dans une tradition familiale et culturelle, l’enfant peut voir émerger son individualité. Aucun être humain n’est en effet réductible à un conditionnement culturel et familial. L’enfant n’est pas fait de cire sur laquelle s’impriment les influences extérieures. Chacun, quelle que soit la société à laquelle il appartient, à une façon particulière de s’approprier les valeurs, les normes, les scènes qui ont marqué son enfance. La manière dont s’est effectuée cette appropriation n’apparaît qu’avec le temps, de manière rétrospective, et est variable d’un individu à l’autre”, d’une langue, d’une culture à l’autre.
Pour toutes ces raisons dès 2013, après avoir introduit l’Autre interpellé dans le transfert, c’est-à-dire le représentant des représentations, j’avais proposé cette définition plus large de l’œdipe, comme entrée du sujet dans les discours et pas seulement dépassement des amours infantiles : « l'oedipe est ce fait universel constitué par l'entrée des êtres un à un dans les discours de leurs langues respectives ; dans ce passage la pulsion sexuelle interroge l’entrée de l’enfant dans les discours de filiation et d’affiliations. Les formes de l’accueil dans ces liens n'ont quant-à elles rien d'universel. Elles dépendent des représentations imaginaires et symboliques des personnes et des liens, ainsi que de leurs représentants, passeurs de cette rencontre impensée du sujet avec les signifiants de l'histoire, la sienne comme celle de son époque. Cette rencontre est d’autant plus improbable que le sujet s’y crée autant que la société se réinvente indéfiniment avec lui, comme avec chacun de ses membres.»
Notre dialogue entre ces deux sociétés éclaire la complexité qui surgit entre les cultures au troisième temps logique de la séparation du sujet d’avec son Autre. Après la coupure du cordon qui sépare le fœtus du ventre maternel, le nourrisson se fait enfant en reprenant les mots qui le privent du sein de sa mère, puis il se fait pré-ado, adolescent par l’entremise du père qui l’introduit aux discours du monde. Quant-à devenir adulte, il ne peut faire moins que d’élaborer dans la séparation son amour pour son père, en se faisant sujet pleinement responsable de l’inconscient (amour du manque maternel) qui dessine à son insu sa place dans les discours de la science. Au-delà justement de ces amours, il renonce à la toute-puissance que lui auraient données les images intimes et sociales auxquelles il s’est trouvé accueilli puis confronté dans le regard de ses parents, des autres et dans le silence des mots.
Ces troisième et quatrième temps ne sont pas sans enjeu pour l’enfant comme pour le père, bien qu’autrement pour la mère, la femme aussi, en tant qu’elle n’est pas sans représentation de son être dans la parole du père auprès de l’enfant, et dans la culture qui la parle les filles, comme mères et femmes, puis aux comptes phalliques le masculin et le féminin dans l’Autre du langage.
Transmissions … groupe africain…
Un homme, entre sa naissance et sa mort, se découvre comme tel à travers une succession de séparations et de deuils. La première coupe le cordon ombilical entre le bébé et sa mère. La seconde détache le nourrisson du sein. La troisième introduit le père comme empêcheur de tourner en rond, quand les questions œdipiennes de filiation surviennent avec les premières sensations sexuelles. Toutes restent marquées par le style de la première, et les mots portés par mère et apparentés au fil des discours de leur culture. Plus que la matérialité des corps qui s’éloignent, ce sont ces mots qui nous séparent de l’Autre, car leur labilité détruit l’illusion de maitrise dont l’être humain voudrait se rassurer, se consoler dans l’Autre pour ne plus avoir peur de le perdre, pour ne jamais etre confronté à la solitude et à l’idée de la mort. Suivant les mots et leurs coutumes, les chemins d’accès à cette humaine condition sont particuliers à chaque culture.
Nous avons apprécié les différences des premiers mots du corps et de la vie. Qu’en est-il dans nos langues de la rencontre du sexuel et la manière dont le sujet va advenir en entrant, à l’instant œdipien, dans les discours de ses ancêtres ? Qu’en est-il de ce passage essentiel de l’enfance vers l’âge adulte, où de se faire sujet des discours de son pays, l’enfant traverse puis quitte les rives rêvées du « vert paradis des amours infantiles » ?
J’écrivais en 2013 : « L'oedipe est ce fait universel constitué par l'entrée des êtres de langage un à un dans les discours de leurs langues respectives. La découverte du sexuel y interroge l’entrée de l’enfant dans les discours de filiation et d’affiliations. Les formes de l’accueil dans ces relations n'ont quant à elles rien d'universel. Elles dépendent des représentations imaginaires et symboliques des personnes et des liens, ainsi que de leurs représentants, passeurs de cette rencontre impensée du sujet avec les signifiants de l'histoire, la sienne comme celle de son époque. Cette rencontre est d’autant plus improbable que le sujet s’y crée autant que la société se réinvente indéfiniment avec chacun de ses nouveaux membres.»
À l’époque, cette définition n’a pas été entendue. Je la maintiens, car elle dégage deux idées nécessaires au travail de ces questions : les représentations imaginaires et symboliques de la société, au sens de Cornelius Castoriadis, et les représentants de ces représentations, ces autres en société qui en dessinent les formes. Cela nous permet d’éclairer les choix non calculés de chaque culture dans toute la singularité de ce qui s’y organise pour la naissance du sujet dans les discours qui l’attachent par ses usages de sa langue, là où son désir se tisse dans ses filiations et affiliations.
L’histoire de nos deux personnages situe le problème au juste endroit, où dans une civilisation se pose - pour en devenir sujet - la question des représentations de « ce que c’est qu’être un humain ou pas », c’est-à-dire à l’instant de la séparation d’avec le représentant des représentations de l’Autre maternel, Autre de la langue. Comment chaque culture parle-t-elle de cette séparation de l’enfant d’avec ses Autres, mère et père, puis d’avec l’Autre de la langue tel qu’il s’est inscrit en lui ? Nous avons parlé plus haut de la première séparation, celle où l’infans reprenant les mots de sa mère rentre dans la langue des besoins. Cette entrée dans la parole rompt le corps à corps maman-bébé. Imaginons à présent, cet enfant doté de la parole et rompant sa complicité de besoins et de mots avec sa mère, pour se faire naître comme sujet des discours de sa culture. Il y prend langue avec tous les autres. Par chaque langue, les passeurs de ces espaces symboliques sont spécifiés, les représentants légitimes des représentations imaginaires sont pris dans la langue dont chacun n’est qu’héritier.
Une particularité essentielle des discours de tradition africaine structure les liens d’abord comme groupaux. Est-ce cet idéal d’un espace de semblables, qui renvoie hors champs les sentiments et les souffrances individuelles hors de mise, ni nommés, ni nommables. Plutôt qu’ignorés ils sont tus, leur expression dissocierait la communauté.
Par contre les modernités européennes, déplorées par les intellectuels et les médias, privilégient les singularités personnelles qui ne font pas collectif, sauf à faire communautés parcellaires et quelques fois sectaires.
Pour le dire autrement, l’idée de l’homme n’est pas la même ici et ailleurs. On ne naît pas homme de la même manière en Afrique qu’en Europe, ou sur les continents américains et asiatiques. Les chemins qui instituent la production de l’homme par l’homme, les représentations et les représentants qui véhiculent l’idée que l’homme se fait de l’homme, ainsi que les modalités, par lesquelles il tisse les discours de ses liens, sont autant de processus différents dès la naissance jusqu’à la mort. Ils plongent leurs racines au profond de leurs langues respectives. Ces langues parlent des idéaux de vie collective et partagée, sans que l’on puisse dire si c’est la langue qui les produit, ou leurs usages qui la produisent.
Dans le groupe africain l’enfant est d’abord un élément du groupe, ce qui le désigne comme élément d’un lignage. Il l’apprend du groupe plus que de ses parents. Le père, s’il en est au coeur comme élément gardien des ancêtres, n’en est pas l’unique transmetteur.
À sa naissance, l’enfant africain de religion musulmane est présenté au monde huit jours après l’accouchement. Un ancien lui rase la tête et la communauté, les parents aujourd’hui, lui donnent son prénom. Ce prénom le représentera toute sa vie dans le groupe, dans sa famille et dans le village. Autrement dit les anciens, pas seulement les parents, par cette nomination disent de l’enfant « quel » il est, quelle est sa place parmi les autres, quel il sera, quelle rôle il tiendra, quelle fonction il occupera. Bien sûr en ville la pression de cette tradition est beaucoup moins insistante qu’autrefois en brousse. Cette spécificité tend à s’estomper, avec l’industrialisation et la disparition des concessions pour un habitat en appartements. Mais elle demeure ancrée dans la langue.
Un jour où je m'étonnais auprès d'un de mes amis dakarois de ses cheveux, si rapidement devenus blancs, parce que je ne comprenais pas sa gaieté face à ce phénomène pour moi signe des décrépitudes occidentales comme figures du vieillissement, il me raconta cette part de son existence. Quand il vint au monde, 60 ans plus tôt, il fut accueilli dans le village comme "celui qui aurait les cheveux blancs". Il en avait toujours tiré une grande fierté, car cela voulait dire pour toute la communauté qu'il deviendrait vieux, mais surtout que ce faisant il serait le sage, celui qui veille à sur la vie et la force de sa communauté, celui que dans l'esprit des ancêtres il était depuis toujours. Il en occuperait la fonction. « Un vieux sage, tu comprends ? », me dit-il avec un accent de profond respect dans la voix. « Tu vois, ce jour là est arrivé. »
Il s'avère effectivement bien difficile à comprendre pour un occidental, qu'un africain ait toute une part de lui-même, de ce qu'il fait et est au quotidien, sous l'empire du groupe, de la famille, proche ou élargie, sous la marque des ancêtres, et que cette croyance soit plus essentielle à lui-même que sa vérité de sujet ; voire lui importe comme son intimité propre, son être profond. À la limite, dans la bienséance culturelle traditionnelle, cet avis sur son être "qui est-il ?", ne lui est jamais demandé, ou plutôt cette question ne se pose pas comme nous nous la posons. Ce n'est ni méchant, ni gentil, simplement ce n’est pas une question appartenant aux discours. La question du sujet semble hors langue. Ce qui est important, l’idéal surmoïque du groupe, ses attentes et exigences, c’est la personne (et non le sujet ) telle qu'elle a été désignée dans la lignée et ce qu’elle représente parmi les autres. Il s’agit de préserver avant tout la cohésion. Que chaque être soit à sa place, celle tracée par les ancêtres, voilà qui prime sur tout aspect individuel des hommes et des relations. Quant à en exister comme sujet, chacun s'en débrouille comme il peut ; au reste les codes de communication s’y prêtent avec de vrais jeux.
Dans L’enfant du lignage, Jacqueline Rabain conclut son observation en remarquant, comme nous, que chacun, enfant et adulte s’en fait sujet comme il peut.
Paul Riesman dans Psychopathologie africaine poursuit : « Ainsi, le fondement véritable de l’essence d’une personne est d’être membre d’un lignage et d’être dans une relation appropriée avec ceux dont les malédictions sont efficaces. Les anathèmes peuvent être vus sociologiquement comme un moyen de contrôle social, mais le contrôle social lui-même ne consiste pas seulement à maintenir la loi, c’est une partie du processus de l’humanisation. »
Ce processus est ici spécifique et totalement orienté par cet ordre des discours qui situe la cohésion du groupe autour de l’inter-dit d’y porter atteinte, et place sa transmission très tôt au coeur vif de ses objets : le village et la famille sont cruciaux au sens de groupe communautaire et non de famille nucléaire.
« L’enfant est invité très tôt à créer des liens réels et symboliques avec d’autres personnes que la mère, les frères et sœurs classificatoires, les tantes patrilatérales, les grands-parents classificatoires. Au-delà du cercle des parents, alliés et visiteurs, la catégorie des pairs et des aînés, et la parité d’âge au sens large, est considérée dès le sevrage comme un levier majeur de la socialisation. Les apprentissages s’inscrivent dans une matrice interactive qui donne au départ une certaine place au jeu, préservé, dans une certaine mesure, de l’échec et de l’erreur. L’enfant doit s’investir émotionnellement en reprenant à son compte les sollicitations de l’entourage dans une série de situations socialement significatives. Une grande partie des enseignements et des découvertes cognitives s’opère par le canal des pairs et des aînés, avec qui l’enfant interagit. Dans le contexte du groupe d’âge, il entreprend des activités qui lui permettent d’établir des rapports de réciprocité. C’est à partir de cadres ainsi tracés que, inscrit dans une tradition familiale et culturelle, l’enfant peut voir émerger son individualité. »
Autour et avec les connaissances et les savoirs de leur langues - contées en figures imagées - la transmission du lien, qui en occident dépend essentiellement du père, passe dans cette société globalement par les pairs du même âge, par la famille élargie et par les autres membres de la communauté, et moins essentiellement par le père. Non qu’elle ignore, mais qu’il soit moins présent dans ces transmissions des liens du quotidien, que dans les traditions européennes. Le groupe par contre y est totalement dédié.
Paul Riesman « ... les individus ne sont pas des entités séparées telles que nous les percevons souvent dans notre société occidentale, mais ils sont plutôt pris dans un réseau de relations... un trait essentiel de la conception de la nature humaine est que la personne n’est pas une entité séparée des autres, mais plutôt participe des autres êtres (y compris les personnes) et est en partie constituée par les autres êtres » que sont aussi bien des animaux, totémiques ou non, des djins, rabs et autres divinités, des ancêtres ou des personnes.
Dans ces langues traditionnelles, le père de l’enfant n’est pas parlé comme l’incontournable représentant unique et tout-puissant des représentations, garant et maître de la transmission des réalités portées par les discours du lien social. Il est juste le garant de la lignée agnatique de l’enfant